Vive le stylo à bille, à bas le porte-plume

Lorsqu’en septembre 1965, le ministère de l’Éducation nationale autorise formellement par une circulaire l’usage des crayons à bille, il fait sans le savoir le bonheur de tous ceux qui sont fâchés avec l’apprentissage de l’écriture à la plume et à l’encre.
Le stylo à bille, lancé en 1952 par le baron Bich, ne semble pas pouvoir rivaliser avec le porte-plume et ses complices que sont l’encrier de porcelaine blanche et l’encre violette.
Ces derniers évoquent trop l’école républicaine établie après 1870 par la IIIème république. Et pourtant, tout au long des années 50, si la plume résiste bien, la bille progresse plus sûrement encore.

Porte plumes et encre bleue (collection privée)

Toutefois, la plume métallique va conserver encore un peu de son prestige auprès des instituteurs du temps de René Coty. Ces derniers craignent que le stylo à bille ne donne une vilaine écriture aux élèves qui doivent, disent-ils, appuyer avec trop de force sur le papier. Et puis, pourquoi faire la dépense d’un nouveau stylo lorsque plumes et encre sont gratuitement distribuées ? Si les élèves sont attirés par cette nouveauté, elle n’a pas bonne presse sur les bancs de l’école où l’on doit toujours apprendre à faire pleins et déliés à l’aide de la célèbre Sergent Major. Son usage s’accompagne chaque matin d’un rituel bien rodé, celui du remplissage des encriers de porcelaine blanche insérés dans les pupitres, avec une encre bleue ou violette contenue dans une petite bouteille que le maître ou la maîtresse a confiée à un grand de la classe. Ces encriers font l’objet de toutes sortes de farces. Voici une des plus habituelles, rapportée par Bernard Demory dans La France d’avant la télé, un ouvrage de souvenirs sur les années 1944-1968. « Des petits malins », raconte-t-il, « trouvaient amusant de boucher les encriers avec du papier buvard qui se prenait dans les plumes Sergent Major des porte plumes. La maîtresse déchirait les pages couvertes de pâtés et infligeait une punition pour la plus grande joie des saboteurs d’encrier ».

Méthode d’écriture (collection privée)

Éviter la punition en cas de catastrophe demandait un peu de dextérité. C’est là que le buvard et la gomme entraient en action. Avec la pointe du buvard, on épongeait le trop plein d’encre, puis à l’aide du côté le plus dur de la gomme, on effaçait le plus doucement possible la tache. Il ne fallait pas trouer le papier mais aller jusqu’à la limite de sa résistance. Alors on le lissait avec l’ongle avant de reprendre son écriture, espérant avoir atténué les dégâts.
Le pâté restait la hantise de tous les élèves soumis aux exigences de l’écriture droite, développées dans sept cahiers aux titres parlants : Cahier réglé à 4 millimètres pour faciliter les leçons collectives faites au tableau noir, suivis par les cahiers consacrés aux « Lettres majuscules », ou encore aux « Lettres minuscules bouclées ».

Cahier de géographie – 1958 (collection privée)

Quand la maîtrise était acquise, il était possible d’effectuer de nombreux exercices graphiques comme la réalisation d’une carte de géographie. Il fallait écrire le titre et les régions importantes en lettres majuscules, employer pour le reste les lettres minuscules bouclées ou pas. Le buvard était bien sûr un auxiliaire précieux pour sécher l’encre et pouvoir continuer son travail, mais aussi pour estomper son coloriage en faisant disparaître les traits de couleur trop appuyés. Les marques de l’époque avaient bien compris toute l’importance du buvard et l’utilisaient comme support publicitaire auprès des élèves. Avec un avion de chasse Fouga Magister en pleine ascension, le buvard des réglisses Zan séduisait en priorité les garçons tout comme celui des Petites voitures Norev. Les adeptes de la lecture appréciaient particulièrement les buvards des journaux Vaillant ou Spirou. Il y avait aussi les buvards offerts par les producteurs locaux comme ceux de la fromagerie Picon de Saint-Félix. Deux morceaux de fromage sont très fiers de leur progéniture, une belle boite de crème de gruyère. Le décor est coloré, sur fond de montagnes et de vertes prairies. Des buvards à conserver, comme le conseille la Manufacture de laines à tricoter d’Annecy connue pour sa marque Aux trois fées.

Buvard à conserver (Collection particulière)

Dès l’arrivée du stylo à bille, les buvards, gommes et autres encriers vont être envoyés rapidement aux oubliettes.

Buvard (collection particulière)

Avec lui, la France et le petit monde des écoles entrent sans le savoir dans l’ère du jetable. Au début des années 50, le stylo à bille a déjà un passé qui remonte à l’avant guerre. C’est un journaliste hongrois, José Ladislav Biro, qui en 1938 invente le stylo bille moderne en employant une encre à séchage rapide pour alimenter non une plume mais une bille. L’invention est brevetée en 1943 par Ladislav Biro qui cède son brevet au français Marcel Bich à la sortie de la guerre. Ce dernier va l’améliorer encore et en faire un objet extrêmement agréable, facilitant l’écriture que la plume rendait fastidieuse. Rien n’est négligé pour que le stylo à bille entre dans tous les foyers et dans tous les cartables. Le prix extrêmement bas de 50 centimes est rendu possible par une production en grandes séries. Le côté pratique dont le modèle Cristal, lancé en 1952, est la parfaite illustration avec son tube en plastique transparent qui permet de suivre le niveau d’encre. Innovation supplémentaire, la couleur du capuchon annonce celle de l’encre.
Le marketing est enfin la dernière arme. Le stylo est nommé BIC en raccourcissant à trois lettres le nom de son « inventeur ». Une appellation facile à retenir pour « mieux pénétrer les esprits et le langage », lit-on dans Le stylo BIC : le succès d’une sacrée tête de bille. Une campagne publicitaire menée par l’affichiste Raymond Savignac achève de rendre le stylo sympathique avec la mise au point du célèbre slogan : « elle court elle court la pointe BIC ».
Peu à peu, l’écriture à l’aide d’une plume va céder la place au stylo à bille. Désormais, même le beau stylo à plume Waterman ou Mont-blanc, que l’on offrait aux communiants perd de son prestige. Fini le gratte papier célèbre pour son application à former de belles lettres. On lui préfère la bille bien plus en phase avec l’accélération de la société.

Jean-Louis Hébrard

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