Ils furent onze à poser par une journée du mois de juin 1940 dans la cour d’une ferme à La Rippe. Grâce à ce petit cliché en noir et blanc, légendé au bas de la photo, sorti d’archives familiales, nous voici projetés au cœur d’un moment tragique de notre histoire, celui du désastre militaire de la bataille de France.
Dix hommes et une femme se sont installés sur les hauteurs d’Albens autour d’une table encombrée de matériel et de bouteilles. Il fait beau, le temps est ensoleillé, le ciel dégagé, facilitant les observations à la jumelle dont deux exemplaires ont été mis en évidence sur la table. Le groupe ne compte pas les oiseaux migrateurs mais s’intéresse plutôt aux avions. Leurs silhouettes placées sur un tableau devant la table confirment la mission de ce poste de guet. Ce groupe d’habitants d’Albens s’occupe d’identifier des appareils ennemis, allemands mais aussi italiens depuis que notre voisin transalpin est entré en guerre contre nous le 10 juin.
Un téléphone bien en vue au centre de la table laisse à penser que les guetteurs peuvent contacter les autorités et communiquer leurs observations. Deux rouleaux de câble téléphonique sont visibles à côté du tableau d’identification des avions.
On ne sait rien des membres qui constituent ce groupe de veille aérienne. Coiffés d’un béret ou d’une casquette, portant une chemise sous un gilet ou un tricot de laine, la majorité des hommes appartient au monde des travailleurs paysans et ouvriers. L’un d’eux est venu avec son chien bien installé sur ses genoux. Seules quatre personnes, une femme et trois hommes, à droite du cliché, tranchent sur le reste du groupe par leurs tenues plus « citadines ». Le groupe paraît être installé à l’entrée d’une ferme dont la cour est pavée de cailloux. On distingue à gauche la porte d’une remise et au fond diverses entrées.
Très probablement, c’est la peur des bombardements aériens qui les a rassemblés autour de ce poste de guet. Tous connaissent les aspects redoutables des attaques aériennes pour avoir suivi les actualités cinématographiques diffusées par le Foyer Albanais. Ils doivent bien se souvenir du terrible bombardement de Guernica en Navarre durant la guerre d’Espagne. Les actualités de l’automne 1939 ont aussi livré leurs lots d’images sur la redoutable efficacité de la Luftwaffe durant l’attaque de la Pologne. En ce début du mois de juin 1940 ils connaissent aussi le sort tragique des civils mitraillés sur les routes de « l’Exode ». Depuis que le front du nord a cédé, que la Wehrmacht est entrée dans Paris, que le gouvernement français s’est replié sur Bordeaux, les combats se rapprochent de la Savoie et de l’Albanais. Aussi est-il indispensable de guetter le danger venant du ciel avant qu’il ne se rapproche et qu’on se batte à Chambotte et sur les rives du lac du Bourget.
Dès 1939, le gouvernement a informé la population du danger aérien et l’a préparé aux mesures de défense passive.
Sous le titre « Alerte aux avions », un manuel à destination des écoles détaille les mesures à prendre et les comportements à adopter lors d’attaques aériennes. Douze heures d’enseignement ont été mises au programme des classes du certificat d’études primaires. La vulnérabilité de la France aux attaques aériennes est illustrée par une carte. Tous peuvent constater qu’aucune région de notre territoire ne se trouve à l’abri. Le manuel détaille longuement les données techniques de l’aviation (vitesse dépassant 600km/h, capacité à atteindre des altitudes élevées) puis aborde la puissance des bombes explosives ou incendiaires sans oublier le poids de certains monstres de 1000 à 2000 kg.
Les moyens de se mettre à couvert de ces bombardements sont longuement développés. De nombreuses pages illustrées de dessins précis cherchent à faire acquérir les bons comportements : extinction des lumières, protection des fenêtres, aménagement des greniers et des caves, bonnes attitudes au moment de l’alerte… D’autres détaillent la réalisation et l’organisation des abris.
Une double illustration donne à voir le fonctionnement d’une tranchée couverte et l’intérieur d’un abri.
Dans l’Albanais, se furent les caves que l’on envisagea de mettre à contribution. Il faudra attendre les années 1943 et 1944 pour connaître réellement des attaques aériennes massives lors des bombardements d’Annecy, de Modane et de Chambéry.
Jean-Louis Hebrard