Officialisés par la loi du 31 juillet 1940, les chantiers de jeunesse sont un service civil obligatoire, venant remplacer la conscription militaire supprimée et mobilisant durant une période de huit mois les jeunes Français de 20 ans. Souvent installés en pleine nature, au « vert », ils conservent une organisation « quasi militaire » qui va laisser des souvenirs variés auprès des classes 41 et 42. Sous la direction du général de La Porte Du Theil, son fondateur, les chantiers couvrent tout l’espace de la zone libre qui est découpé en six provinces dont celle « Alpes-Jura » qui nous concerne. La province comprend un certain nombre de groupements numérotés comprenant entre 1500 et 2000 hommes parmi lesquels le groupement n°7 basé à Rumilly et le n°8 installé au Châtelard.
Entreprise politique et idéologique, les chantiers doivent participer à la formation morale et physique selon Vichy. Créé en septembre 1940, le groupement du Châtelard a pour nom « La relève » et pour devise « France Debout ». Il compte onze groupes dont tous les noms font référence à de grandes figures de l’histoire de France censées affermir le moral de la jeunesse et pousser au dépassement : Lyautey, Roland, Bayard, Mermoz, Guyemer, Charcot… C’est par la correspondance, objet d’une intense surveillance, que l’on peut se faire une idée du ressenti de la jeunesse. L’historien Yves Bravard dans son ouvrage « Les Savoyards et Vichy » donne des extraits de ces correspondances dont cette carte postale écrite en juillet 1941 dans un des groupes du Châtelard : « Tu me demandes des détails sur les chantiers. J’aurais des milliers de choses à te dire : le principe des chantiers pourrait être le principe d’une rénovation de la France ; en fait, ils sont entre de très mauvaises mains… Au lieu de faire des choses passionnantes, la bonne volonté des types est usée par des mesquineries d’une discipline quotidienne, tatillonne et insupportable. À côté de ça, les jeunes voient certains chefs qui ne font rien, sinon les commander, mais s’envoient des gueuletons et des permissions… ».
Le côté très militaire de la vie des chantiers est l’objet de bien des réserves. Dans une missive adressée à ses parents, un jeune du groupement de Rumilly relate son arrivée : « depuis la piqûre qu’on a eu avant-hier on a presque rien fait ; aujourd’hui on a fait un peu de marche et on a eu inspection des costumes et du paquetage. J’ai retrouvé plusieurs copains… on va tous dans le même camp ». A-t-il été affecté au camp « La Remonte » ? Si tel a été le cas, il va falloir que ses copains et lui-même apprécient la vie au grand air et les travaux de bûcheronnage comme le donne à voir cette carte postale du chantier de Rumilly, sous-titrée « En forêt, l’abattage des arbres ».
Les éditions Cuisenier à Lyon se sont spécialisées dans la réalisation de livrets photographiques présentant les différents chantiers de jeunesse. Dans celui concernant le groupement du Châtelard on découvre une coupe réalisée au col des prés. Les hommes sont pris en photo devant les énormes stocks de bois qu’ils ont descendus des hauteurs environnantes. Les hommes du groupement de Rumilly sont à la fin de l’abattage, maniant la cognée, ébranchant. L’effort doit être intense car beaucoup ont tombé la veste pour travailler plus à l’aise. Ce bois destiné ensuite à la fabrication du charbon de bois servira à l’alimentation des gazogènes dont nous avons parlé dans un article précédent. Les groupes du Chantier « Le Fier » de Rumilly portent tous des noms qui « fleurent bon » la vie au grand air : Grand Nord, Hurlevent, La Remonte, Le Dru, Sur le Rocher. Ils sont installés pour la plupart sur les pentes du Clergeon qui conservent encore, pour ceux qui savent les retrouver, des vestiges des travaux réalisés par ces jeunes hommes. C’est le cas d’un réservoir situé du côté des Chavannes comportant une plaque de béton de petite dimension (45/90 cm) arborant l’insigne du groupement n°7 et la date de sa réalisation en juillet 1941.
On est en droit d’imaginer que l’alimentation devait être à la hauteur des efforts physiques fournis. Un article de l’Almanach de la légion (année 1942) contient ce bilan peu rassurant sur l’état de santé des jeunes sortants des chantiers : « La santé physique n’est pas en moins bon état : les trois quarts des jeunes hommes ont augmenté de poids ». Ces chanceux ont dû appliquer le système débrouille que relate ce jeune dans un courrier à la famille : « Voilà, je me suis planqué. Je suis commis au magasin de ravitaillement, donc je me ravitaille… Pour le pinard, ça va mieux, je vais aux cuisines quand j’ai soif… Enfin, je crois que maintenant je suis sorti du trou et j’espère que la planque durera ». Quant aux autres ils connaissent le sort commun de ceux qui rapportent en 1941 que « la nourriture est de plus en plus défectueuse, le pain que nous mangeons maintenant est immangeable ».
Ces jeunes des chantiers sont rassemblés par milliers lors des nombreux déplacements qu’effectue le chef de l’État tout au long des années 1941/42. Le « Nouvelliste » de Lyon consacre un numéro spécial à la venue de Pétain en Savoie, les 22 et 23 septembre 1941. Cinq photographies illustrent la page réservée à son passage à Rumilly avec ce commentaire : « Le Maréchal reçoit l’hommage enthousiaste de la population paysanne et le salut discipliné des jeunes des chantiers ». Au garde à vous, écoutant « les consignes du Maréchal », ils n’ont pas du pouvoir parler de leurs difficultés à vivre dans les chantiers, des questions de nourriture. Pourtant, il fut un temps où, selon la légende, Pétain s’occupait du rata du soldat. Les temps ont changé. Le contenu d’une carte postale écrite à propos du passage de Pétain à Grenoble six mois auparavant est plus révélatrice : « Mardi 18 mars toute l’équipe est allée à Grenoble afin de prendre part au défilé devant le Maréchal Pétain, une vraie corvée… J’ai vu le Maréchal Pétain d’assez près… Il n’y avait pas d’enthousiasme. » (texte cité par Yves Bravard).
Bientôt les nuages de 1943 vont obscurcir l’avenir de la jeunesse avec trois lettres porteuses de nouvelles servitudes : STO. Le temps des réserves critiques allait céder la place à celui des réfractaires.
Jean-Louis Hebrard