Archives par mot-clé : Saint-Girod

Du besoin de surveillance… ou la nomination des gardes champêtres

21 septembre 1792 :
La Convention succède à l’Assemblée législative et proclame, sur proposition du député Grégoire, la République.

Très vite Girondins et Montagnards s’affrontent, s’entre-déchirent, le ton monte entre les deux partis. Danton, craignant que ces attaques multiples et de plus en plus violentes ne nuisent à la République, propose une alliance aux Girondins qui la refusent malgré les réticences de Condorcet et Vergniaud. C’est l’escalade. Le 2 juin 1793, les Girondins sont expulsés de l’Assemblée.

Les Montagnards réorganisent le Comité de Salut Public et le tribunal révolutionnaire.

L’époque est terrible. La Convention doit faire face à la coalition européenne, à la révolte de le Vendée, à l’insurrection menée en Province par les Girondins prescrits à Paris.

Le 5 septembre 1795, Barère s’écrie « Plaçons la Terreur à l’ordre du jour. »

Le 17 septembre paraît la « loi des suspects ». Le tribunal révolutionnaire condamne vigoureusement aristocrates et Girondins, juge avec sévérité toute personne soupçonnée d’hostilité envers la République.

gardechampetre1

An II de la République Française, des mésententes surviennent entre Montagnards ; Robespierre devenu tout-puissant évince les révolutionnaires « exagérés » puis les « modérés ». La Terreur est à son apogée.

Danton est guillotiné le 5 avril 1794, Condorcet s’empoisonne le 9 du même mois. Robespierre fait voter la loi du 22 prairial (10 juin 1794) qui renforce les pouvoirs du tribunal révolutionnaire. À Fleurus, les armées de la Révolution remportent la victoire (16 au 26 juin 1794).

gardechampetre2

À Saint-Girod, que se passe-t-il ? Entre les recrutements, les séquestrations des biens, les réquisitions des produits agricoles et des chevaux, la lecture des archives nous apprend que…

« Égalité, Liberté

L’An second de la République Française une, indivisible et démocratique, le vint neuf de prairial (17 juin 1794) à dix heures du matin, à Saint-Girod, dans la maison du secrétaire de la commune, le Conseil Général assemblé sous la présidence du citoïen Maire, assisté du citoïen Etienne Boissat choisi pour faire les fonctions de l’agent national provisoire absent, en éxécution de l’article premier de la section septième du décrêt du second septembre mil sept cent nonnante un, concernant les biens en usages ruraux et la police rurale, a unanimement nommé, ouï le dit Etienne Boissat en sa qualité, les citoïens Joseph fils de feu Joseph Berlioz du hameau de Marcellaz, Claude fils de Jean Louis Jacquin du hameau du chef-lieu, Claude fils d’Antoine Vibert du hameau de Vilette et Joseph fils de Jean-Claude Ducrêt du hameau de Chambéraz, gardes champêtres, pour veiller chacun dans l’arrondissement de la Commune qui lui sera fixé, à la conservation des bois, broussailles, châtaigneraies, champs, prés, marais, vignes, de toutes espèces de récoltes existantes sur les dits fonds et autres propriétés qui sont sous la foi publique, à charge de se faire recevoir par le citoïen juge de paix de ce canton et de justifier dans le terme de quatre jours d’avoir prêté le serment prescrit… »

La répartition des tâches se faisant comme indiqué sur la carte.
gardechampetre_carte_st_girod

« … bien entendu que chaque arrondissement assigné aux dits gardes champêtres s’étendra du levant au couchant jusqu’aux possessions des communes voisines… Le gage de chacun des dits gardes champêtres a été fixé par le Conseil Général à la somme de cent livres par an… »

Les quatre gardes champêtres nommés n’ayant pas satisfait au devoir qui leur était prescrit de se présenter devant le juge de paix et vu :

« … ce devoir d’autant plus urgent que la récolte en bled et les dégâts qui se font journellement dans les bois de la commune, exigent la surveillance la plus prompte… »

Le Conseil Général mandé par devers lui, le onze de messidor (29 juin)

« … les dits citoïens pour les interroger sur les motifs de leur coupable insouciance, et les citoïens Joseph Berlioz et Claude Vibert ayant comparu ont déclaré ne vouloir accepter l’emploi de gardes champêtres sans autre allégation, quant au dit Berlioz que défaut de volonté, et le dit Vibert a donné pour raison de son refus que des particuliers ont dit qu’ils feraient leur possible pour engager les gardes champêtres à une grande responsabilité, et s’est pourtant obstiné, au mépris des interrogates qui lui ont été faits, à taire les noms des auteurs de pareilles jactances. Sur quoi le dit Conseil arrête, ouï le citoïen Boissat en sa qualité, qu’extrait du procès-verbal de la nomination des dits gardes champêtres sera transmis à l’administration du District de Chambéri et qu’en temps il sera demandé à la dite administration les secours nécessaires pour contraindre ces citoïens réticents à l’obéissance aux lois rurales, ou pourvoir avec efficacité à leur remplacement par les moïens les plus expéditifs. »

La réponse ne se fait pas attendre. Une semaine plus tard les administrateurs du district envoient à la municipalité la missive suivante :

« Égalité, Liberté, Fraternité ou la Mort

Chambéry, le 19 messidor (8 juillet 1794)
An II de la république Française une et indivisible

Citoyens,

L’administration du district a reçu votre procès-verbal du 11 messidor par lequel vous dénoncez les nommés Joseph Berlioz, Claude Jacquin, Claude Vibert et Joseph Ducrêt de votre commune qui ont refusé d’accepter la charge de garde champêtre que vous leur avez confiée. Ce refus annonce que les individus ne sont pas animés de l’amour de la chose publique. Comment est-il possible qu’il puisse exister des hommes assez lâches et assez insensibles au bonheur de leurs concitoyens pour ne pas s’employer de conserver au peuple la subsistance en surveillant sans cesse les malveillans ou les voleurs qui chercheraient à la lui ravir. Faites donc appeler ces individus à votre bure et dites-leur que les citoyens doivent employer tous leurs moments et toute leur existence au service de la République, que tandis que nos frères versent leur sang aux frontières pour empêcher que les satellites des tyrans ne viennent dévaster et brûler nos récoltes, nous devons les conserver contre les attentats des ennemis de l’intérieur ; assurez-leur surtout que s’ils persistent dans leur désobéissance égoïste, ils seront inscrits sur le livre honteux des hommes suspects et qu’ils seront traités comme tels.
Nous vous invitons en outre à prendre des renseignements sur les propos qu’ont tenus quelques individus, qu’ils feraient leur possible pour engager les gardes champêtres à une grande responsabilité : il paraît par-là que l’on avait l’intention de les décourager pour commettre plus sûrement des dégats. Vous aurez soin de lire notre lettre aux quatre individus dont s’agit et à nous informer quel en a été l’effet.

Salut et Fraternité

Les administrateurs du District Delabeye et Gabet. »

gardechampetre3

Le second thermidor (20 juillet 1794), le Conseil Général se réunit et fait paraître par devers lui les quatre citoyens susnommés, leur lit la lettre du district et les :

« … a interpellé de répondre s’ils persistent ou non au refus de la charge de garde champêtre qui leur a été confiée dans la séance du Conseil Général du 29 prairial dernier ; sur laquelle interpellation les dits citoïens Berlioz, Jacquin et Vibert de leur chef et le dit Ducrêt père au nom de Joseph son fils, l’un des dits gardes champêtres, ont unanimement déclaré qu’ils sont prêts d’entrer dans l’exercice de la dite charge, en tant que l’on fera cesser les jactances des malveillans et qu’il leur sera accordé une augmentation de gage, vu les grandes difficultés qu’il y aura à surveiller la récolte des bois, châtaigniers et des vignes, la commune se trouvant toute entrecoupée du levant au couchant de plusieurs ruisseaux bordés de hautes rives d’un accès très difficile à cause des avalanches qui y sont occasionnées par la coupe prématurée et l’enlèvement des bois… »

Le Conseil Général de la commune décide de se revoir pour discuter de l’augmentation des gages des quatre gardes champêtres, recommande à ces derniers de se présenter devant le juge de paix et arrête :

«  1° – que des renseignements seront pris sur les propos tendant à décourager les dits gardes champêtres ; et que pour y parvenir, tous les citoïens de la commune seront invités à faire devant le Maire, ou le Corps Municipal, la déclaration de tout ce qu’ils auront ouï à cet égard ;
2° – que l’extrait du présent procès-verbal sera transmis à l’administration du District pour l’informer de l’effet de la dite lettre. »

Il semblerait que l’avis à tous les citoyens d’être tenu de dénoncer les « malveillans » ait été entendu puisque, le 4 thermidor (22 juillet 1794) la Municipalité :

« … ouÏ la déclaration du citoïen Jean Boissat, relativement aux jactances des malveillans qui ont cherché à avilir la charge de garde champêtre, lequel a affirmé sous la foi du serment républicain, que le onze du mois proche passé, le citoïen Joseph Duclos habitant de la commune d’Albens, acensataire de la ferme dite chez Ribitel située rière cette commune, étant à souper chez le déposant s’avisa de tenir plusieurs propos injurieux contre la charge de garde champêtre et dit entr’autres choses qu’il ne pouvait y avoir que de foutus coquins qui acceptassent cette place, que la municipalité de cette commune n’était pas en règle d’avoir procédé à une telle nomination ; que la première fois qu’il verrait un garde champêtre en fonction, il lui tirerai un coup de fusil, il se vanta aussi d’avoir été du nombre des individus qui ont empêché l’élection du garde champêtre que l’on voulait établir au dit Albens lieu de son domicile. Le dit citoïen Claude Perrotin pour témoin du contenu en sa présente déposition… »

gardechampetre4

Bien entendu, l’extrait du procès-verbal sera envoyé au District de Chambéry.

À Paris, Robespierre fait lire par Saint-Just, le 9 thermidor (27 juillet 1794), un rapport où il réclame une plus grande répression. Cette lecture est accueillie par les cris de « À bas le Tyran ! ». Tallien prend violemment à parti Robespierre. Le 10 thermidor, Robespierre est exécuté avec plusieurs de ses amis. La période de « La Terreur » s’achève.

À Saint-Girod, peu après, arrive la réponse du District.

« Chambéry, le 14 thermidor de l’an II de la
République une, indivisible et démocratique

Citoyens Maire et Officiers Municipaux,

Nous avons reçu votre procès-verbal du quatre thermidor contenant les informations que vous avez prises relativement aux activités des malveillans qui ont cherché à avilir les charges de gardes champêtres. La dénonciation du citoyen Jean Boissat ne suffit pas à punir le nommé Joseph Duclos qui a tenu les propos dont il est question, il faut encore un témoin ou deux ; selon le rapport du Boissat, il paraît que Duclos est un homme à surveiller, il faut qu’il soit animé de l’esprit du désordre, de la licence et du mépris des lois pour avoir osé tenir les propos qui sont contenus dans votre procès-verbal. Nous vous invitons donc à prendre de nouvelles informations tant sur les menaces qu’il a manifestées contre quiconque accepterait l’honorable place de garde champêtre que sur ses vie, moeurs et opinions politiques. Vous aurez soin de nous transmettre le plutôt possible le résultat de vos opérations que vous joindrez… »

De nouveau le Conseil Municipal se réunit le 20 thermidor (7 août 1794) et procède :
« … à l’audition du citoïen Claude fils de feu Claude Perrotin natif de la Bussière, Département de l’Isère, indiqué par le citoïen Jean Boissat dans sa déposition du quatre de ce mois, comme témoin des jactances faites et propos tenus le onze du mois proche passé par le citoïen Joseph Duclos dans la maison du dit citoïen Jean Boissat, lequel témoin habitant de la présente commune, âgé de trente six ans, a dit n’être point parent, allié, créancier, débiteur ni aux gages du citoïen Duclos et a déclaré avec serment prêté sur son civisme et conscience et sur le respect qui est dû à l’Etre Suprême, qu’un jour du mois dernier, sans se souvenir du quantième, le dit citoïen Joseph Duclos natif et habitant d’Albens, ascensataire de l’une des fermes provenant de l’émigré Morand, étant à souper chez le citoïen Jean Boissat avec ce dernier et lui déposant, il s’avisa de dire, en parlant des gardes champêtres que l’on avait nommés, à Saint-Girod, qu’il n’y avait que de la canaille et des gens méprisables qui voulussent accepter cette charge ; que la municipalité qui avait nommé à une telle place n’était pas en règle, que lui Joseph Duclos avec deux ou trois autres individus étaient bien venus à bout d’empêcher la Municipalité d’Albens de faire de semblables nominations ; il proféra bien d’autres paroles injurieuses aux fonctions de garde champêtre, mais je ne m’en rappelle pas et n’ai rien à dire de plus à ce sujet, sauf que j’observe que le dit citoïen Duclos était pris de vin et que même il se connaissait déjà d’avoir bu quand il arriva pour souper… »

La Municipalité déclare les informations closes pour ce chef, quant aux informations sur le citoyen Duclos, elle considère que sa résidence étant à Albens :

« … l’on ne pourrait obtenir à son égard que des renseignements bien imparfaits de la part des habitants de Saint-Girod, arrête que sous l’autorisation du Directoire du District, réquisitions seront faites à la Municipalité d’Albens de procéder incessamment aux informations requises… »

gardechampetre5

Les archives compulsées ne révèlent rien de plus sur cette « affaire » ni sur ses protagonistes.

Cependant, dans un compte-rendu du six ventose (25 février 1795) nous apprenons que ledit Duclos est toujours acensataire des biens du ci-devant Morand, qu’il a deux ménages à tenir l’un de quatre personnes et l’autre de six individus, outre les ouvriers de la ferme ci-devant Morand, qu’il est aubergiste et qu’il adresse une pétition pour n’avoir pas à payer le cens en nature dont il est débiteur car les chevaux des charrois militaires ont consommé une quantité considérable de foin, paille, etc…

Il semblerait donc que les propos tenus par lui n’entraînèrent pas de conséquences néfastes. Peut-on en déduire qu’en milieu rural les répressions furent moins outrancières et le bon sens plus développé… ou faut-il penser que la fin de la « Terreur » survenue pendant le déroulement de l’affaire apaisât les esprits ?

Quant à nos quatre gardes champêtres, nous apprenons par le procès-verbal du 29 thermidor, an III, que Claude Jacquin et Pierre Millieret fils d’Etienne, tous deux :

« … domiciliés dans la présente commune, dont la probité, le zèle et le patriotisme sont généralement reconnus, pour être nommés par l’administration du district gardes champêtres rière cette commune où la quantité de bois, châtaigniers, broussailles et autres, et les grandes Crâses pratiquées par les divers ruisseaux qui traversent la commune établissent la nécessité d’avoir au moins deux gardes champêtres, l’un desquels aurait à surveiller tous les territoires dès Saint-Félix jusqu’au torrent de Gorzy et l’autre tout le surplus de dépendances du dit Saint-Girod dès le torrent susdit jusqu’à Mognard. Le Conseil Général arrête de plus déclarer qu’il est d’avis que le traitement des dits gardes champêtres soit porté à la somme de deux cents livres chacun… »

Deux gardes champêtres en lieu et place de quatre… Déjà la suppression du personnel.
L’ère moderne est en marche…

gardechampetre6

Monique Ernould
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989

Les dessins illustrant le texte ont été relevés sur des faïences en provenance des manufactures d’Aire-sur-la-Lys (62), Ancy-le-Franc (89) et Vausse (89) et diverses gravures exécutées à l’époque révolutionnaire.

Le temps des tickets de rationnement

Depuis quelques années, les légumes d’antan font leur retour. Topinambours, rutabagas et autres légumes oubliés sont devenus les vedettes des médias. « Recette de gratin de rutabagas et topinambours allégé, facile et rapide à réaliser, goûteuse et diététique », tel est le titre d’accroche d’un site de cuisine sur internet. La radio et la télévision ont aussi emboîté le pas avec des sujets comme « Topinambours et rutabagas : le retour des légumes oubliés » ou encore « De l’oubli aux tables des restos : le retour des légumes anciens ».

Quelques topinambours achetés dans le commerce
Quelques topinambours achetés dans le commerce

Les générations nées après 1945 ont du mal à réaliser aujourd’hui à quel point ces légumes peuvent conserver une image négative dans la mémoire des anciens, de tous ceux qui ont connu entre 1940 et 1945 le temps des privations.
Dans un livre sur « La France de Munich à la Libération », l’historien Jean-Pierre Azéma intitule un chapitre « Au ras des rutabagas » dans lequel il rappelle que ce légume « qui ne tenait pas au ventre mais dont les consommateurs urbains eurent pourtant une indigestion pour leur vie durant » était alors le pilier d’une « gastronomie du maigre ».
C’est que depuis la défaite de 1940 et les terribles conditions de l’armistice, le problème de la nourriture est devenu une préoccupation quotidienne.

Illustration extraite de l'almanach de la Légion française des combattants (archive privée)
Illustration extraite de l’almanach de la Légion française des combattants (archive privée)

En Savoie comme dans toute la zone dite « libre » on passe rapidement de l’abondance à la pénurie du fait de l’interruption des échanges traditionnels, du blocus anglais et surtout des prélèvements de l’occupant. Pour s’adapter à cette nouvelle situation, l’État français s’appuyant sur les services du « Ravitaillement général » réglemente la consommation, organise le rationnement : dès septembre 1940, le pain, le sucre et les pâtes sont concernés ; suivent à l’automne presque toutes les denrées alimentaires, mais aussi les vêtements, les chaussures, le savon, les matières grasses, le charbon… La valse des cartes avec leurs tickets de toutes les couleurs débutait et allait conditionner la consommation pour des années. En cas de perte de ce précieux sésame, il ne reste plus qu’à lancer un appel dans la presse et à compter sur la probité des personnes. C’est ce que l’on peut lire en juin 1941 dans un encart du Journal du Commerce « Il a été PERDU entre les communes de Thusy, Hauteville et Rumilly, une CARTE d’ALIMENTATION au nom de M. LENCLOS Robert – La rapporter contre récompense au Café de la Gare à Hauteville-sur-Fier ».

Des points pour du textile – carte de 1942 (archive privée)
Des points pour du textile – carte de 1942 (archive privée)

Lire attentivement la presse permet de ne pas être le dernier à apprendre que tel ou tel produit va être disponible ou que les cartes qui permettent son obtention viennent d’arriver. « Les familles qui n’ont pas reçu la carte supplémentaire de savon pour enfant de moins de trois ans », lit-on dans le Journal du Commerce du 16 mars 1941, « sont priés de la retirer à la Mairie au plus tôt ». Cette information ne concerne que les familles ayant des enfants en bas âge. En effet, toutes les attributions de produits alimentaires ou autres variaient alors en fonction des onze catégories entre lesquelles étaient répartis Français et Françaises qui sont symbolisées par des lettres. L’annonce du journal pour la carte de savon concerne la catégorie E (enfants de moins de trois ans). Les anciens de plus de 70 ans forment la catégorie V. Ce sont les catégories concernant les jeunes qui restent encore dans les mémoires, les J (dont les J3 de 13 à 21 ans). Les adultes de 21 à 70 ans constituent la catégorie A à l’intérieur de laquelle les travailleurs de force et les femmes enceintes avaient droit à des rations supplémentaires.
Des rations qui permettent alors d’avoir « la ligne haricot » sans difficulté. En 1941, la ration de pain quotidienne varie de 200 grammes pour les personnes âgées et les jeunes enfants à 275 grammes pour les adultes, seuls les jeunes gens et les travailleurs de force bénéficient de 350 grammes. « Comme ravitaillement », écrivent les Clerc-Renaud à leurs cousins, « on touche 40 grammes d’huile, 50 grammes de beurre par mois, 120 grammes de viande par semaine ».
Partout on a appris à faire la queue en arrivant au bon moment, ni trop tôt ni surtout trop tard.

ATTENDRE : illustration tirée de l'Almanach de la Légion française des combattants (collection privée)
ATTENDRE : illustration tirée de l’Almanach de la Légion française des combattants (collection privée)

La ménagère doit déployer des trésors d’ingéniosité pour faire bouillir la marmite. On n’est pas en reste pour lui prodiguer conseils et recettes afin de lui permettre de « cuisiner avec rien ». Les soupes et potages sans pommes de terre font l’objet de nombreuses recettes : potages aux miettes de pain, potages à la farine grillée, potages aux boulettes. Les herbes aromatiques sont très sollicitées. « Le thym et le laurier », lit-on dans un livre de cuisine, « doivent être de toutes vos cuissons. L’absence de beurre en sera moins sensible aux convives ». Le même ouvrage aborde aussi le remplacement des corps gras dans la mayonnaise en utilisant de la fécule ou en l’additionnant de toutes sortes de sauces, en particulier d’oignons crus ou cuits, de piments, de tomates. Fini le gaspillage, on coupe en fine tranche, on utilise les moindre épluchures et particulièrement celles des très rares pommes de terre. « Quand je pense à la guerre », raconte aujourd’hui une personne qui avait alors cinq ans, « il m’arrive de regarder le livre de recettes de ma mère. Qu’y vois-je : fabrication de savon, conservation des œufs dans des toupines avec du silicate de soude, des galettes avec de la farine et de l’eau ».

Affiche (manuel scolaire de collège)
Affiche (manuel scolaire de collège)

La viande est aussi une denrée difficile à se procurer. Dès 1941, le Journal du Commerce fait passer cette information : « La clientèle des bouchers et charcutiers du canton d’Albens est informée que les inscriptions se feront chaque mois avant le 10. Prière d’apporter les cartes de viande pour enlever la vignette qui assurera le contrôle. Passé ce délai, les consommateurs auront des difficultés pour s’approvisionner. Les consommateurs ont le libre choix de leurs boucher et charcutier ». Pour palier au manque, il reste l’élevage des poules et des lapins que l’on pratique dans un coin de son jardin lorsqu’on en possède. Mais il faut alors bien surveiller son cheptel car les vols se multiplient. « À une cadence qui est loin d’aller en ralentissant », lit-on dans le Journal du Commerce, « les vols de poules et de lapins se succèdent dans la région. Dernièrement, ce fut un cultivateur du hameau de Saint-Girod, monsieur P. David, qui eut un matin la désagréable surprise de constater que trois de ses lapins avaient disparu. N’ayant aucun soupçon, monsieur P. déposa plainte contre inconnu ».
Reste le système D, c’est-à-dire le marché noir et ses filières plus ou moins bonnes. On le voit apparaître dans la presse, au détour de petits articles comme celui-ci qui rapporte une arrestation en gare d’Aix-les-Bains en 1941 : « Au cours d’une surveillance exercée en gare, les gendarmes de notre ville eurent leur attention attirée par un jeune homme qui avait de la peine à porter une valise aux dimensions respectables. Justement intrigué, le chef invita le jeune homme à lui exhiber le contenu de la valise. Quelle ne fut pas la surprise du gendarme en découvrant, au lieu et place de linge, deux jambons ». L’aventure du jeune homme se terminera d’une autre façon que celle relatée dans « La traversée de Paris ». Par delà les images véhiculées par les films des années d’après guerre, c’est bien l’économie de pénurie avec ses tickets de rationnement qui reste parmi les marqueurs forts de cette sombre période.

Jean-Louis Hebrard

Le dessèchement des marais d’Albens : engins et gros travaux

Lorsque le chantier de chômage a terminé son travail en 1942, ce sont deux grosses entreprises qui prennent la relève. Josette Reynaud, dans son article de la RGA précise : « Depuis cette époque le chômage a disparu, et l’œuvre a été continuée par la société SETAL avec deux pelles mécaniques ». Pourquoi cette géographe parle-t-elle de disparition du chômage en 1943 ? C’est sans doute à cause des changements politiques et militaires qui affectent alors la France. En effet, dès novembre 1942, la zone sud est occupée par les Allemands qui permettent à leurs alliés italiens d’étendre leur contrôle sur la partie alpine de Nantua à Avignon et Menton. Puis, en février 1943, c’est le STO (Service du Travail Obligatoire) qui ponctionne la main d’œuvre française au profit du Reich. Plus question d’employer les chômeurs pour les grands travaux de la zone sud. Le temps des entreprises et de leurs moyens mécaniques sonne alors.

Une pelle mécanique de l'entreprise SETAL (archive privée)
Une pelle mécanique de l’entreprise SETAL (archive privée)

Ce sont d’abord les pelles mécaniques de la société SETAL d’Agde qui entrent en action. Elles réalisent la régularisation et le creusement de la Deisse. Le cours d’eau va être calibré, son lit redressé (fini les obstacles et les méandres). Les berges sont relevées, leur sommet compacté pour supporter un chemin de circulation et faire fonction de digue.

Un ouvrier de l'entreprise SETAL pose devant la pelle mécanique (archive privée)
Un ouvrier de l’entreprise SETAL pose devant la pelle mécanique (archive privée)

On possède des clichés montrant les engins de la SETAL. Ce sont des pelles électriques qu’emploie l’entreprise. On distingue bien à l’arrière de la machine une sorte de pylône et de potence supportant sans doute le câble d’alimentation. Le godet de la machine et son bras sont dimensionnés pour pouvoir creuser en profondeur et remuer un gros cubage de terre et d’alluvions depuis la berge. Ces clichés pourraient avoir été réalisés durant l’hiver 1942/1943 au bord de la Deisse. Dans un couvert forestier qui n’a pas encore retrouvé son feuillage, un travailleur chaudement vêtu s’assure de la conformité du travail en vérifiant que la pente de la rivière suive bien la déclivité voulue (1 mm par mètre).
L’entreprise Léon Grosse d’Aix-les-Bains entreprend dans le même temps la réalisation d’ouvrages en béton.

Publicité des années 40 (archive privée)
Publicité des années 40 (archive privée)

On retrouve aux Archives départementales de la Savoie les plans des ouvrages qu’elle a conçus : d’une part les bassins de décantation, d’autre part les ponts. Tous ces ouvrages sont aujourd’hui visibles entre Albens et Braille. Leur structure en béton, leur taille rendent facile leur repérage. Parmi les trois bassins de décantation, celui d’Albens, installé à côté du terrain de foot est le plus grand. D’un volume de 150 m3 environ, placé au droit de la rupture de pente, il a pour fonction de retenir les matériaux arrachés par l’Albenche dans son cours supérieur. C’est en période de crue que l’on peut aujourd’hui se rendre compte de la fonctionnalité de l’ouvrage.

Le bassin d'Albens (cliché de l'auteur)
Le bassin d’Albens (cliché de l’auteur)

Deux autres bassins, plus petits, sont visibles, l’un sur le ruisseau de Gorsy entre Albens et Saint-Girod, l’autre sur le ruisseau de Pégis à Braille. Par leur action, ils contribuent à briser la force du courant quand les torrents sont en crue et à diminuer la charge alluviale arrivant dans la Deisse.
L’entreprise construit aussi une dizaine de ponts sur la rivière et ses affluents entre l’étang de Crosagny et le pont d’Orly en aval. Ces ponts participent alors à l’élaboration d’un réseau routier agricole, contribuant à la mise en culture des terres asséchées.

En direction de Crosagny (cliché de l’auteur)
En direction de Crosagny (cliché de l’auteur)

De nombreux essais ont été tentés dès 1942. Josette Reynaud en dresse l’inventaire dans son article : « Un premier essai de culture a été tenté par la SNCF qui proposa aux cultivateurs la cession gratuite des terrains pour quelque temps en échange de la mise en culture ; elle prend en charge le défonçage ; le feutrage végétal nécessite des labours de 60 cm de profondeur pour arriver aux bons terrains d’argile et calcaire ; en échange elle recueille les produits pendant trois ans. En 1943 la SNCF a occupé ainsi 30 hectares, et pour l’année suivante elle se propose d’en utiliser une centaine plantée en pommes de terre et cultures maraîchères pour le ravitaillement des employés. Déjà en 1942 le chantier rural avait tenté cette expérience sur 5 hectares, et si la première récolte avait été plutôt déficitaire, il n’en pas été de même de la seconde, surtout si l’on prend la précaution d’apporter de la chaux ».
À la Libération, il restait à réaliser le remembrement et la construction des chemins. Une fois ces travaux achevés, dans les années 1950, pas moins de 600 hectares seront rendus à la culture sur le bassin de la Deisse. Ainsi, les immenses marais qui rendaient autrefois le climat albanais malsain avec « ses brouillards si nuisibles aux cultures délicates, arbres fruitiers, vigne et même blé » ne seront plus qu’un mauvais souvenir.
Il faudra attendre la sortie du XXème siècle et la montée des préoccupations environnementales, pour que le regard porté sur les zones humides, devenues réserves de biodiversité, devienne positif.

Jean-Louis Hebrard

L’énorme chantier du dessèchement des marais d’Albens

Lorsqu’aujourd’hui promeneurs et sportifs empruntent à la sortie d’Albens le parcours de santé et les chemins de la forêt domaniale de la Deisse, ils sont loin de savoir que ces aménagements ont été rendus possibles grâce aux travaux entrepris conjointement dès 1941 par l’État Français et un syndical intercommunal nouvellement créé.
Une construction conserve le souvenir de cette période : la « maison forestière » implantée au bord de la D1201 à la sortie d’Albens en direction de Saint-Félix. Rien n’attire particulièrement l’attention, si ce n’est qu’elle est isolée, à la bordure de la forêt des « Grandes Reisses ». La construction s’inspire du style des chalets de montagne avec son toit large et débordant, ses poutres travaillées et son balcon entouré d’une rambarde imposante. C’est de là que furent lancés en 1941 les grands travaux de dessèchement des marais d’Albens.

La « maison forestière » aujourd'hui
La « maison forestière » aujourd’hui

Dans une étude parue dans la Revue de Géographie Alpine en 1944 (consultable en ligne sur le site Persée), la géographe Josette Reynaud explique : « Il a fallu la guerre de 1940 et ses conséquences pour qu’on se tournât vers l’exécution de grands travaux[…] ils ont été entrepris en 1941 avec le chantier de chômage qui comprit jusqu’à 200 personnes ; c’est ce chantier qui a creusé la dérivation de l’Albenche et effectué le travail dans la zone au nord de Braille ».
Ces travaux sont à replacer dans le contexte interventionniste de la France de Vichy et de l’État Français qui lance alors plus de cent chantiers ruraux dans la Zone sud dont ceux des marais du bas Chablais, des digues de l’Arc et de l’Albanais. Un état qui légifère et par la loi du 16 février 1941 permet l’exécution des travaux en autorisant les communes à se substituer aux propriétaires pour l’assèchement des marais. Un syndicat intercommunal est créé regroupant six communes : Bloye, Rumilly, Saint-Félix, Albens, Saint-Girod et Mognard. L’État financera à hauteur de 60%, les 40% restants étant avancés par les communes.

Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)
Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)

À la fin du mois de février 1941, un article du Journal du Commerce avertit les propriétaires des marais qu’ils devront rapidement prendre les dispositions suivantes : « Les travaux d’assainissement des marais de la région d’Albens vont commencer incessamment, un plan sera affiché à la Mairie donnant toutes indications utiles. Les propriétaires dont les arbres seront abattus devront les débiter et les enlever du chantier dans les quinze jours suivant l’abatage, faute de quoi l’arbre deviendra la propriété du Syndicat intercommunal qui en disposera ». Les lecteurs sont en outre informés de l’ouverture en mairie d’un « Bureau du chantier » auprès duquel ils peuvent s’adresser pour « tous renseignements complémentaires ». Les différents propriétaires ne firent pas de difficultés, à l’exception, nous indique Josette Reynaud « de quelques habitants de Brison-Saint-Innocent qui possédaient des terres seulement pour en tirer de la blache ».
Le chantier d’Albens n’est pas le seul à s’ouvrir, en effet l’État français voit dans la politique de grands travaux le moyen de résorber le chômage. C’est ainsi que dès 1941, une centaine de chantier ruraux sont ouverts dans la Zone sud par le « Commissariat à la lutte contre le chômage ».

Cérémonie au drapeau (archive privée)
Cérémonie au drapeau (archive privée)

L’ouverture du chantier d’Albens s’effectue au mois d’avril 1941. Elle donne lieu à une très officielle cérémonie de présentation dont le Journal du Commerce donne le compte-rendu suivant : « Lundi matin a eu lieu au Chantier de l’assainissement des marais en présence de nombreuses personnalités la première cérémonie de la présentation du Chantier au pavillon national. M. Arlin, ingénieur, directeur du Chantier qui présidait la cérémonie expliqua le but de cette réunion. Puis le drapeau national fut hissé par M. Bouvier, croix de guerre 39-40. Un vin d’honneur offert par le Syndicat réunit ensuite les invités et le personnel du Chantier ».

Les ouvriers au travail dans le marais d'Albens (cliché P. Buffet)
Les ouvriers au travail dans le marais d’Albens (cliché P. Buffet)

M. Arlin qui dirige le chantier est un ingénieur sorti de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Il coordonne le travail des 200 travailleurs non qualifiés dont 175 manœuvres venus de toute la zone sud qui vont être employés au creusement de la Deisse, au recoupement de ses méandres, à la rectification générale de son cours. Ils vont aussi travailler dans le marais, divisé en une dizaine de zones dans lesquelles des collecteurs et des fossés vont être creusés transversalement à la pente. Sur une photographie on peut voir une de ces équipes travaillant avec des pelles et des scies pour couper la blache. Le directeur peut aussi compter sur l’appui de vingt-cinq spécialistes, de cinq chefs d’équipe auxquels se rajoutent cinq personnes pour la direction et le secrétariat.
Si la mise en activité de ce chantier donne lieu à quelques plaintes dont certaines pour vol, elle offre aussi de nombreuses opportunités comme la possibilité d’employer un ouvrier pour les travaux de l’agriculture. Le Journal du Commerce dans son édition du 27 avril détaille les conditions auxquelles une telle embauche est possible (durée de la journée de travail, prime de travail, rémunération des heures supplémentaires). Il est précisé que « l’ouvrier demandé sera détaché du chantier qui continuera à le conserver sur ses contrôles et à assurer les charges diverses[…] Les demandes écrites seront adressées au bureau du chantier rural à la Mairie d’Albens ou aux Mairies ».
Comment devait être logée cette masse de travailleurs ? Seules pour l’instant quelques lignes trouvées dans un article du Journal du Commerce permettent de s’en faire une idée. On y parle d’une « cité rurale » avec un « foyer » pour les travailleurs. Ces derniers peuvent se rassembler sur une place avec un mât pour la cérémonie des couleurs. Peut-être existe-t-il dans des archives familiales des documents sur cette cité rurale ? Dans ce cas leurs propriétaires, s’ils le souhaitent, peuvent nous contacter sur le site de Kronos. On ignore également tout de sa localisation.
Le 1er mai 1941, le chantier rural organise une importante cérémonie à l’occasion de la Fête du Travail au sujet de laquelle le Journal du Commerce consacre la semaine suivante un brève mais très informative description.
Ce texte permet en effet de se faire une idée du rôle que joue alors l’une des quatre fêtes majeures du pétainisme. Création du régime, elle s’intitule « Fête du Travail et de la Concorde nationale ». Avec le 14 juillet devenu « La cérémonie en l’honneur des Français morts pour la Patrie », le 11 novembre nommé « Cérémonie en l’honneur des morts de 14-18 et 1939-40 » et la fête des mères devenue « Journée des mères de familles françaises », la « Fête du Travail » contribue à la célébration tout au long de l’année du « Travail, Famille, Patrie », trilogie de l’État français.

À propos de la cérémonie organisée par le Chantier rural d’Albens le 1er mai, le correspondant du Journal du Commerce écrit « À 17h, le pavillon était hissé devant le personnel de Direction et les ouvriers formés en carré qui écoutèrent ensuite dans le foyer de la cité rurale à 17h30 le discours radiodiffusé du Maréchal Pétain. Après une vibrante Marseillaise la direction du chantier offrit au personnel un vin d’honneur ». On perçoit bien la manière dont cette fête contribue fortement au culte du « Maréchal » en ne négligeant aucun moyen de propagande (présence de la presse, écoute du discours de Pétain à la TSF, affiches, portrait du Maréchal).

Affiche de 1941 pour le 1er mai.
Cette fête est aussi le reflet de l’idéologie paternaliste et autoritaire du pétainisme comme le laisse transparaître la fin de l’article : « Généreusement, les ouvriers décidèrent d’offrir à M. le Commissaire à la lutte contre le chômage, pour être remis à l’œuvre de secours aux prisonniers de guerre, une partie de leur salaire de cette journée qui fut caractérisée par l’esprit de concorde, de camaraderie et d’entraide qui règne sur le chantier ». Dans la « cité rurale », on est loin désormais des années « Front populaire ». Vichy a réussi à faire du 1er Mai une fête maréchaliste. Le chantier rural va fonctionner jusqu’en 1942, date à laquelle de grandes entreprises prendront la relève pour exécuter de gros travaux. Ces années feront l’objet d’un prochain article.

Jean-Louis Hebrard

L’huilerie Tournier de Saint-Girod

Au bout d’un étroit chemin en pierre, une vieille scierie abrite une huilerie, empreinte d’un temps révolu ; en contrebas une autoroute, caractéristique de notre monde moderne.
C’est à Saint-Girod, plus précisément au village de la Vieille Église, que le passé et le présent se côtoient en la présence de l’huilerie Tournier.
La fabrication de l’huile de noix est une activité de plus en plus abandonnée ; cependant, chaque hiver voit encore défiler de nombreuses personnes apportant leurs cerneaux(1) à l’huilerie. Mais si vous n’avez pas de cerneaux, vous pouvez toujours rendre visite à André et Noël Tournier qui vous accueilleront avec leur gentillesse et leur simplicité habituelles. André et Noël habitent « La Vieille Église » où ils sont nés, continuant tout naturellement l’activité de leur grand-père et de leur père.
En arrivant à la porte de l’huilerie, combien il est agréable d’être attentif à la respiration de la vieille bâtisse, à ses craquements, à ses souvenirs, à ses parfums mêlant la noix et le bois brûlé. Dans la petite pièce, éclairée par deux petites fenêtres et une faible lumière électrique, on peut admirer la grosse meule en pierre polie de 850 Kg, tournant dans une cuve. Une chaudière occupe un angle de la pièce, un foyer à bois surmonté par une cuvette en pierre appelée « pâton »(2), rattaché à une cheminée qui selon les dires d’André Tournier n’a jamais nécessité de ramonage. Près de la chaudière, trouve place une table très étroite, surnommée « l’Enfer »(3). Dans le fond de la salle, le regard est attiré par la très vieille pompe hydraulique donnant une pression de 150 tonnes, reliée à la presse. Enfin, le plafond se cache sous les poulies et les engrenages en bois.
La chaleur est diffusée dans le local par un poële antique, alimenté par les résidus de la scierie. L’électricité a remplacé la roue à aubes dont il ne reste aujourd’hui qu’une vague ossature. L’eau qui actionnait la roue était captée quelques kilomètres plus loin dans un ruisseau le « Gorsy » et amenée par des canaux. Cette arrivée d’eau permettait le fonctionnement d’un moulin à blé, situé au-dessus de la scierie.

La fabrication de l’huile de noix nécessite une succession d’opérations. Pendant sept minutes, André étale dans le « pâton » environ quinze kilos de cerneaux. La meule de pierre les écrase en tournant. La pâte obtenue, récupérée avec une petite pelle en fer, est mise dans la cuve du four pour y être chauffée. André devra se montrer attentif pour que la pâte ne brûle pas. Cette seconde phase achevée, il étend la pâte chaude sur une toile de nylon posée sur l’Enfer. Pendant ce temps, Noël en découvrant une ancienne toile en poils de chèvre, songe un instant à ceux qui les précédèrent. Les paquets ainsi formés s’empilent dans un panier qui sera glissé dans la presse. Quelques minutes plus tard, claire et parfumés, l’huile de noix coulera. Cependant, le travail ne s’arrête pas là ; André et Noël récupèrent la pâte de cerneaux pressée et renouvèlent toutes les opérations successives pour extraire encore un peu du précieux liquide. Cette pâte, pressée deux fois, s’appelle tourteau et sert d’aliment au bétail.

André et Noël Tournier travaillent de janvier à mars, perpétuant ainsi des gestes séculaires. Pont entre notre époque et l’ancien temps, l’huilerie Tournier nous permet de renouer avec toute une tradition, pour certains avec leur enfance ; une tradition dont nous portons au fond de nous la nostalgie.

Maryse Portier

Notes de l’auteur :
1) Cerneau : chair des noix vertes — Nom de la noix avant sa complète maturité.
2) « Pâton » : terme sans doute emprunté au vocabulaire familial qui indique le récipient où se fait la pâte.
3) « L’Enfer » : ce terme désigne la table très étroite qui recevait la pâte brûlante. Noël et André Tournier ayant souvent l’occasion de s’y « réchauffer » bien involontairement les mains brocardèrent l’ustensile de ce vocable à l’odeur de soufre !

tournier_batiment

Le bâtiment

tournier_andrenoel

André et Noël Tournier

tournier_meule

La meule en pierre polie

tournier_four

Le four

tournier_presse

La presse hydraulique


Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

Saint-Girod–Les Vergers, An II de la République

À la veille de la Révolution Française, la situation sociale et morale n’est certes pas la même en France et en Savoie. Si le paysan savoyard reste très pauvre, son état s’est néanmoins amélioré à la suite des réformes promulguées sous Victor-Amédée II et Charles-Emmanuel III, « despotes éclairés », s’il en fut.
Trop pauvre cependant pour nourrir tous ses enfants, la Savoie en déverse sur tous les pays d’Europe, la France notamment où nobles et bourgeois viennent y achever leurs études. Les uns et les autres contribuent à introduire dans leur pays d’origine, auquel ils demeurent profondément attachés, « les idées nouvelles » qui ont cours en France ; et lorsque les troupes françaises rentrent en Savoie le 27 Septembre 1792, c’est dans un climat favorable que l’Assemblée Nationale des Allobroges se prononce, à Chambéry, pour le rattachement de la Savoie à la France. La Convention ratifie ce choix par un décret du 27 Novembre 1792 qui fait de la Savoie le 84ième département français sous le nom de département du Mont-Blanc.
Cette nouvelle circonscription dont le chef-lieu est Chambéry, a sensiblement les mêmes limites que l’ancien duché ; elle est divisée, conformément aux lois constitutionnelles en vigueur, en sept districts correspondant aux provinces ou intendances de l’ancien régime.
Dans le cadre de cette répartition qui la rattache au canton de La Biolle, district de Chambéry, la commune de Saint-Girod se dote de l’organisation municipale prévue par les lois de la République.
C’est ainsi que le 31 décembre 1792, les citoyens actifs de la Commune, organisés en Assemblée Générale, élisent le corps municipal ainsi que les notables appelés, dans certains cas, à siéger avec le Corps municipal pour former le Conseil Général de la Commune.

Le premier Corps municipal est composé de :
– Louis Darmand, Maire, 38 ans
– Antoine Gannaz, 1ier officier, 65 ans
– Antoine Morens, 2° officier, 46 ans
– Jacques Bouvier, 3° officier, 52 ans
– François Lansard, 4° officier, 66 ans
– Jean Boissat, Procureur de la Commune, 35 ans
– François Nicolas Pavi, Secrétaire, 30 ans.
Les procès verbaux des délibérations seront établis dans une belle écriture ronde par François Pavi, notaire public, dans une forme laissant apparaître un juriste, qui aura toutefois quelques difficultés à s’adapter aux subtilités du calendrier républicain. Ainsi, les comptes-rendus des délibérations du 1ier semestre de l’année 1793 sont datés de l’an II de « la République une et indivisible », alors que c’est l’an I qui couvre en réalité la période « grégorienne » qui va du 22 Septembre 1792 au 21 Septembre 1793(1). La laïcisation de la commune qui récuse son patron pour s’appeler plus prosaïquement Les Vergers(2) n’apparaîtra qu’ultérieurement dans les délibérations.

Le recensement pratiqué en 1793 fait ressortir une population totale de 358 personnes réparties en 71 familles. La famille comprenait tous les individus vivant sous un même toit, domestiques inclus. Ces laboureurs et moissonneurs sont peu alphabétisés ; la signature est rare alors que l’apposition de la marque est la plus fréquemment utilisée, notamment par trois des officiers municipaux, dans les délibérations ou actes publics.
Il n’y a aucune raison de douter de la sincérité des sentiments républicains exprimés dans les délibérations de la municipalité de Saint-Girod. Cependant, au fil des jours, apparaissent les difficultés liées, bien sûr, à la politique anti-religieuse de la Convention, mais également aux dispositions d’une population rurale, qui dans la situation exceptionnelle née de la Révolution, supporte mal, aussi bien les levées en hommes que les réquisitions de chevaux, de grains ou autres denrées alimentaires.
Kronos reviendra dans ses prochains numéros sur les délibérations du Corps municipal liées à ces questions particulièrement vitales. Il apparaît plus intéressant, pour l’heure, de livrer à ses lecteurs, au travers de la prose du citoyen Pavi, secrétaire, les arguments de cette municipalité, confrontée, déjà, aux problèmes soulevés par la réunion des communes et des cures :
Égalité, Liberté
Délibération du Conseil Général de la Municipalité de Saint-Girod en réponse aux adresses du Procès Verbal du Directoire de Desmet des 26 Mars et 12 Avril 1793.
L’an mille sept cent nonante trois, second de la République (en fait, l’an I) le vingt et un du mois d’avril, à dix heures du matin à Saint-Girod, dans la maison d’habitation du citoyen Jacques Bouvier, la Municipalité de cette commune convoquée par le citoyen maire s’est assemblée en Conseil Général…
La Municipalité, pour les chefs qui la concernent, et après avoir ouï le Procureur de la Commune, … , a unanimement arrêté qu’il sera répondu que le citoyen Michel Dupessey, curé de cette commune, dans laquelle il n’habite aucun autre prêtre ni religieux, a prêté le serment prescrit aux fonctionnaires du culte, le dix mars dernier. À forme du procès verbal qui en a été consigné dans les registres de la Commune…
Quant aux renseignements à donner concernant les Cures susceptibles de réunion, il est à observer pour celle de Saint-Girod, qu’elle n’est point dans ce cas, soit par rapport à l’étendue de son territoire et à la situation des villages dont elle est composée, soit à cause des obstacles et difficultés physiques qu’elle aurait à communiquer avec les églises situées dans les environs. Elle se trouve séparée de la commune d’Albens, la seule à laquelle elle s’adapterait plus commodément, par la rivière la Daisse (le Deysse) qu’étant très sujette à se déborder par temps pluvieux inonde fréquemment les chemins de communication et les rend impraticables.
Mais s’il est inutile de considérer les raisons pour lesquelles Saint-Girod ne peut être uni, l’on voit au premier coup d’œil qu’il doit servir de point central ; son territoire, moitié en plaine, moitié en collines inclinées vers le couchant, contient quatre villages considérables, quelques hameaux et diverses maisons isolées. Il est confiné au nord par Saint-Félix, au couchant par Albens, au midi par Mognard et au levant par Chainaz et La Frasse, cette dernière commune quoique dépendante du district d’Annecy serait bien susceptible d’être incorporée à Saint-Girod, vu qu’elle en est à une très petite distance et que même cette distance ne s’apercevrait pas, lorsqu’il serait question de venir à l’Église de cette commune où les habitants de ladite Frasse seraient conduits par des chemins en pente et qui sont en bon état.
C’est une observation physique qui n’est pas à négliger. L’expérience prouve qu’il est très dangereux pour les personnes de la campagne un peu éloignées, d’avoir à se rendre aux offices divins par des routes difficiles et escarpées, parce que le son de la cloche les obligeant quelque fois à doubler le pas, elles arrivent alors à l’église, trempées de sueur, sans pouvoir recourir aux secours qui leur seraient nécessaires. De là viennent beaucoup de maladies qui enlèvent malheureusement à la société, les meilleurs de ses membres, nos bons laboureurs.
Le même inconvénient ne peut avoir lieu s’il faut faire un chemin en montée en retournant de l’Église chez soi. Chacun peut, sans se gêner, prendre le pas qui lui convient. La cloche n’a plus d’ordre à lui donner et en supposant encore que la longueur ou la difficulté de la marche causât quelque fatigue, l’on peut en arrivant a la maison satisfaire ses besoins et prévenir les dangers en changeant de linge ou en se chauffant, selon les circonstances de la saison.
La commune de la Frasse ne peut éviter la réunion à cause de son peu d’étendue et du petit nombre de ses habitants ; elle ne forme presque qu’un village. Outre quelques maisons éparses, son église est d’une très médiocre capacité, couverte de chaume et même mal située, au lieu que l’Église de Saint-Girod(3) est en bon état et assez vaste pour contenir les habitants des deux communes. D’ailleurs, la Frasse est dépourvue depuis longtemps de son curé pour ce qui concerne les fonctions ordinaires du culte. L’extrême vieillesse du citoyen Exertier l’ayant mis dans le cas de se faire nommer un suppleteur en la personne du citoyen Perrin vicaire de Saint-Félix qui est actuellement obligé de desservir seul deux communes et d’étendre sa sollicitude à celle qui manquent de pasteurs.
Le curé de Saint-Girod est dans le même cas et dessert aussi habituellement la commune de Mognard, depuis l’expatriation du ci devant curé Dijod.
La municipalité déclare que malgré les fréquentes invitations par elle faites et surtout de la part du citoyen maire, aucun habitant de cette commune ne s’est fait inscrire pour volontaire.

Le 23 Juin 1793, 16 Conseil Général de la Commune, sur les réquisitions du citoyen Vissol commissaire député pour le Directoire du district de Chambéry, rejette à nouveau toute réunion avec Albens au motif supplémentaire que : « cette commune s’accroîtra encore par la réunion de celle d’Ansigny » et maintient son projet de réunion de la Frasse à Saint-Girod en raison notamment « du patriotisme du citoyen Michel Dupessey curé de Saint-Girod… et aux raisons plausibles, détaillées dans la délibération du 21 Avril qui ne paraissent avoir besoin d’autres appuis que leur propre solidité pour déterminer la réunion proposée et conserver à cette commune la qualité de chef-lieu où le curé fera sa résidence ».
Le Conseil Général de la Commune de Saint-Girod va-t-il obtenir satisfaction ?
Le 3 ventôse de l’an second de la république (le 22 Février 1794), il se réunit cette fois dans la Cure, à défaut de maison commune, en présence de louis François Gallay et Jean Dupuis notaire, tous deux Commissaires de l’Administration du Département pour faire appliquer un arrêté pris le 12 Juillet 1793 pour la réunion des Cures.

Les dits commissaires, indépendamment de la vue et des examens qu’ils ont faits par eux-mêmes des localités, ont demandé au dit Conseil Général quelles sont les communes voisines de la présente, dont la distance n’excède pas une lieu et dont la réunion soit praticable ? Quelle est la population de chacune et quels sont les prêtres et ci-devant religieux et religieuse qui y habitent ? Le Conseil répond que les communes de Chainaz et La Frasse sont toutes les deux à une moindre distante d’une lieu et que, quoiqu’elles aient été inscrites dans le canton d’Alby, district d’Annecy, leur situation à proximité de cette commune (Saint-Girod), parait exiger qu’elles soient réunies à celle-ci ; leur pente naturelle de ce coté en fait la preuve, joint au plus grand éloignement où elles se trouvent de tout autres et à leur peu nombreuse population, laquelle, avec celle de cette commune (Saint-Girod), en composerait une d’un nombre suffisant.
D’ailleurs l’Église en ce lieu est en très bon état, couvertes à tuiles et la plus vaste des trois. La pente par laquelle on arrive en ce lieu favorisant en outre le port des cadavres au cimetière.
Cette réunion, et même celle de Cusy qui est borné du côté d’Annecy par la rivière Le Chéran qui leur cause un chemin excessivement long pour aller au dit Annecy puisqu’ils sont obligés d’aller passer sur le pont d’Alby, au district de Chambéry, dont dépend cette commune de Saint-Girod ; ne diminuerait point notablement le dit canton d‘Alby qui est composé d’un grand nombre de communes.
Il parait aussi que le point central de la réunion des dites communes de Saint-Girod, Chainaz et La Frasse doit être Saint-Girod puisque les hameaux de celle-ci seraient beaucoup éloignés de Chainaz et La Frasse que ne le sont de Saint-Girod les hameaux de ces deux dernières.
La population de la commune de Saint-Girod arrive à trois cent soixante quatre(4), celle de Chainaz à deux cent cinquante environ et celle de La Frasse à environ cent individus.
Il y a dans cette commune le citoyen Michel Dupessey, prêtre, qui est curé institué, à Chainaz ; le citoyen Durhone aussi curé institué et le citoyen Perrin vicaire de Saint-Félix, font quelques fonctions de culte à La Frasse et il n’y a dans les trois communes ni religieux ni religieuse.
Les dits commissaires… ayant ouï sur tous les objets, le Conseil Général unanimement d’accord, ont déclaré provisoirement les dites communes de Chainaz et La Frasse réunies à celle de Saint-Girod.

Dans sa défense des intérêts spirituels et… matériels de la communauté dont elle a charge, la municipalité de Saint-Girod, par des arguments, dans lesquels apparaissent souvent le bon sens et toujours un sens remarquable de l’opportunité du moment, obtient provisoirement gain de cause.
Pour longtemps ?… À Paris, au culte de la « Raison » va succéder celui de « l’Être Suprême »…
À Saint-Girod-Les Vergers, la municipalité se réunit à nouveau le 6 ventôse de l’an II (25 Février 1794), soit trois jours après la délibération qui a vu l’annexion de Chainaz et de La Frasse, pour faire exécuter un arrêté du 7 pluviose an II signé par Albitte, représentant du peuple à Chambéry qui leur enjoint de :
démolir le clocher, briser la cloche subsistante et d’établir un état des tableaux… , costumes, linges, statues et autres machines religieuses contenues dans la ci devant église.
Une délibération du 25 Prairial an II (13 Juin 1794) constatera la réalisation effective de ces destructions. Le 29 prairial, le Conseil Général de Saint-Girod : établit dans la ci-devant cure de la commune le lieu de détention où seront conduits et retenus les délinquants qui auront été déclarés en état d’arrestation ainsi que les bestiaux saisis.
Et malgré son « patriotisme » » et le serment prêté aux nouvelles institutions et à la Constitution civile du clergé, le curé Dupessey sera arrêté comme suspect.
Son Église couverte de tuiles mais privé de son clocher et de la cloche dont l’appel « obligeait quelquefois les fidèles à doubler le pas », sans Curé et sans Cure, les arguments « annexionnistes » de la Municipalité de Saint-Girod s’effondrent sur l’essentiel… Et si la commune de La Frasse n’existe plus de nos jours, c’est qu’en des temps moins troubles, le 17 Novembre 1865, elle a été réunie à la commune de Chainaz.

Félix Levet

NDLR : Les plus vifs remerciements adressés à Monsieur Raymond Porcheron, maire de Saint-Girod qui a eu la gentillesse de mettre les archives de sa commune à la disposition de la Société Kronos.

Notes de l’auteur :
1) Le calendrier républicain a été adopté par la Convention à l’instigation du mathématicien Charles Romme. L’ère nouvelle commence le 22 Septembre 1792, jour de la proclamation de la République. L’année républicaine compte 12 mois de 30 jours plus 5 ou 6 jours (années bissextiles) « surajoutées », nommés poétiquement « sans culotides ». Il fut en vigueur jusqu’au 1ier janvier 1806, date à laquelle Napoléon rétablit le calendrier grégorien.
2) À la même époque, Saint-Germain devient simplement la Chambotte et Saint-Ours, la Forêt d’Ours.
3) Il s’agit, bien entendu, de l’ancienne église dont la situation est rappelée aujourd’hui par le village de « Vieille Église ». L’Église actuelle date du XIXième siècle. Elle abrite notamment deux statues d’apôtres en pierre, attribuées à Brecquessent ou Brescent, sculpteur du XIVième siècle et qui proviennent de la chapelle des princes de l’abbaye d’Hautecombe.
4) Nous avons vu que le recensement d’octobre 1793 donne 358 habitants.

deliberationsaintgirod
Délibération de la municipalité de Saint-Girod sur l’arrêté pris par Albitte, représentant du peuple, le 7 pluviose de l’an II (démolition du clocher)
(cliquer pour agrandir)

Article initialement paru dans Kronos N° 2, 1987

Faits curieux et historiques

En 1860, c’est bien connu, la Savoie a été rattachée à La France.
Napoléon III, nouveau maître de notre ancestrale contrée, en fit dresser une carte d’état-major pour et par ses armées, car celles effectuées de 1854 à 1856 par les Italiens laissaient à désirer.

L’orthographe du nom de certaines communes étant restée délicate, M. Louis Pillet, de l’académie des Sciences de Savoie, se proposa de les réorthographier afin de faciliter la tâche aux militaires, aux voyageurs et à l’administration.
Les travaux ont été achevés en 1886. Ainsi la dénomination de nos villages et hameaux, dont l’origine remonte pour la plupart, au XVIIIè siècle, a été en partie modifiée.

Voici quelques exemples de cette opération :
Auparavant, Dressy s’appelait Druissy ; Marline, La Martine ; Lépau, Les peaux ; Orly, Dorlier, et cela en raison d’un sieur François d’0rlier, Seigneur de Montfalcon en 1447 et qui laissa son nom à ses terres.
Futenex qui était « l’un des plus grand hameaux d’Albens » s’appelait, avant 1866, Maison Moliard, et tira son nouveau nom de la présence dans ses parages, d’une « source minérale Ferrugineuse ».
Sur la Biolle, il y eut moins de changements, mais Tarency se nommait Tareusy ; Roasson, Rousson et Longefan, Longefau.
De même à Cessens, les Granges s’appelaient les Gragnats ; à Saint-Girod, Maclin s’appelait Marclens et Épersy s’écrivait avec un « z ».

On ignore encore l’impact que ces transformations ont eu sur les populations : intérêt, indifférence, rejet ?
Toujours est-il que certaines communes ou lieux-dits comme Braille, Saint-Girod, Dominian (1), Piollat (à Cessens), après avoir vu leur orthographe modifiée en haute sphère, n’en ont pas moins gardé aujourd’hui leur ancestrale appellation.

Une preuve que l’homme ne peut pas toujours défaire ce que l’homme a fait.

Gilles Moine
Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986

(1) NDK : Comme indiqué en commentaire de cet article, il faut lire ici « Domian ». Le choix a été fait de garder l’article tel que paru en 1986.

Fabrication de fourches par M. Jean-Pierre Conversy

M. Conversy, artisan, habitait au village de Marcellaz à Saint-Girod. Il débuta son activité après la guerre de 1914 et exerça alors son métier jusqu’à la fin de sa vie, en 1949.
M. Conversy a eu le mérite d’apprendre seul ce métier qui lui a demandé beaucoup de patience, d’habileté et de précision.
Il lui a fallu donc, tout d’abord, un certain temps de réflexion dans l’étude de la courbe d’une fourche, des matériaux nécessaires à l’élaboration de son ouvrage. Puis vint le temps de la fabrication des moules et autres matériaux. Tout ceci consistait en une « échelle spéciale » appelée « la forme » et des « coins ». Puis il acquit un four, un grand chaudron, un petit chariot, une scie à ruban, des rabats, des racloirs, des planes et toiles émeri. Son ouvrage était constitué d’un ensemble d’opérations dont la construction en elle-même nécessitait plusieurs jours.
Il lui fallait d’abord aller acheter le bois sur pied. Il parcourait le pays en vélo. Le frêne était choisi comme le matériau le plus adéquat. M. Conversy choisissait de gros frênes, jeunes, le pied bien droit et sans nœuds. Il les reconnaissait à leur écorce presque lisse, et à leurs emplacements, des terrains frais et plutôt humides.
Les pieds de frêne étaient ensuite transportés à la scierie où ils étaient sciés en des plateaux de 7 cm d’épaisseur.
Puis s’exécutait le travail de traçage. Les tracés de bois de fourche étaient effectués dans les veines bien droites puis sciés à « la ruban ». Ensuite, il fallait donner 2 coups de scie pour les 3 fourchons de 70 cm. M. Conversy préparait ainsi une quinzaine de bois de fourche.

L’autre partie de son travail se déroulait le lendemain matin de très bonne heure (2 heures du matin). Il commençait à faire cuire les 15 bois de fourche à l’eau bouillante dans un grand chaudron haut pendant 1/2 heure environ suivant la dureté du bois. Puis il sortait un bois à la fois tout en maintenant les autres dans l’eau chaude.
Ensuite, il commençait par courber la partie « fourchon » à l’aide de l’établi pour assouplir 1e bois pendant qu’il était encore très chaud et éventuellement le remettait cuire s’il était encore trop raide. Puis le bois était placé sur la « forme » (échelle spéciale) à même le sol, coincé avec une traverse au niveau de 1a base des fourchons. Deux coins provisoires étaient mis pour écarter les fourchons sans les forcer et puis il fallait donner de la courbe aux 3 fourchons en les maintenant dans le bout par des bois échancrés, les fixant à égale distance les uns des autres. Ce travail fini, ils étaient laissés en attente. Puis M. Conversy recommençait la même opération avec un autre bois en ayant soin de remettre au fur et à mesure des bois à recuire.
Quand les 15 ébauches de fourches étaient prêtes, il faisait chauffer le four préalablement rempli de bois à une température très élevée comme pour un four à pain.
Puis il faisait glisser à l’intérieur sur des rails le paquet de 15 fourches prêt à l’avance sur un charriolet spécial. Puis le four était refermé aussitôt, les fourches y étaient laissées jusqu’à complet refroidissement, c’est à dire jusqu’au lendemain.
Tout ce travail était très pénible et demandait une grande matinée.
Le jour suivant, M. Conversy, enlevait les moules (formes) qui se dégageaient sans effort le bois ayant séché. Il remplaçait les coins provisoires par d’autres plus petits « en verne », bois tendre, et les clouait avec deux grandes pointes rivées aux deux extrémités Arrivait alors le travail de finition. Avec rabots, planes, racloirs, papier de verre, il effilait les fourchons en arrondissant seulement le dessous, le dessus devant rester plat mais sans angles prononcés sur les bords.
Puis il arrondissait le manche. Toute la fourche devant être lisse et douce au toucher, aussi le polissage était perfectionné avec du papier de verre très fin.
La fourche était alors terminée.
M. Conversy faisait également des fourches avec du noyer bien droit, qui était un bois beaucoup plus léger. Les fourches étaient achevées en guise de cadeaux, pour les femmes et les enfants.

Son travail s’effectuait sur les marchés de la région, mais beaucoup de gens venaient acheter les fourches à son domicile. Beaucoup étaient vendus aux habitants des Bauges.
Il se chargeait aussi de la réparation des fourches cassées.

Avec ce même amour du travail, le travail bien fait, M. Conversy fabriquait aussi des skis, selon les mêmes principes de construction que pour les fourches. Les skis étaient vendus jusqu’à des départements très éloignés.
À tout ceci, s’ajoutait la réalisation de tonneaux et de pressoirs.

Maryse Portier

Article initialement paru dans Kronos N° 1, 1986