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À pied, à bicyclette ou en gazogène : se déplacer en 1940/45

À la fin de l’été 1940, la majorité de la population découvre les rigueurs de la défaite, le rationnement, les déplacements difficiles. L’essence, dont les Allemands ont besoin pour faire tourner leur machine de guerre, est le premier produit à être rationné, suivi par le caoutchouc, le cuir et bien d’autres matériaux. Du coup, la population doit se débrouiller avec les moyens du bord et s’adapter à la situation. S’ouvre le temps des semelles de bois, de la bicyclette et des voitures et camions roulant au gazogène.

Publicité pour semelle découpée dans du bois (1941)
Publicité pour semelle découpée dans du bois (1941)

Finie la marche souple avec de bonnes chaussures de cuir, la propagande de Vichy annonce dès septembre 1940 que « les petits Français seront approvisionnés en galoches », une sorte de bottine montante à semelle de bois. Le manque criant de cuir ne permet plus aux cordonniers de ressemeler correctement les souliers et chaussures féminines. Le ressemelage de bois commence à se répandre en 1941. La publicité pour la semelle « Smelflex » fait la promotion d’un de ces ingénieux systèmes qui voient alors le jour. Faite de bois contreplaqué, cette semelle est censée offrir une grande souplesse grâce aux trais de scie pratiqués dans son épaisseur. En réalité, ce type de semelle rendait la marche peu agréable.
Enregistrée par Kronos en 2010, l’ancienne factrice de Mognard durant la guerre se souvient des multiples démarches qui ont été nécessaires pour avoir des brodequins : « j’avais demandé au chef-lieu de canton pour avoir une paire de chaussures, on ne voulait pas… Allez faire la tournée dans la neige avec des sabots. Enfin, on m’a quand même donné un bon… avec lequel j’ai eu une paire de brodequins ». Des bons sont alors nécessaires pour tout ce qui chausse y compris les pantoufles. Seules à pouvoir se vendre sans ticket, galoches et chaussures à semelle de bois deviennent courantes.

Pour avoir des pantoufles (archive privée)
Pour avoir des pantoufles (archive privée)

C’est ainsi qu’en 1941, apparaît à Albens une entreprise fabriquant des chaussures « bois et raphia ». Créée par Lucienne Cathiard, les chaussures « Lux Alba » allaient faire travailler de nombreuses personnes dans l’Albanais. Dans la « Revue de Géographie Alpine » de 1944, la géographe Josette Reynaud indique que les chaussures produites « sont expédiées à Chambéry, Annecy, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne et même Paris ». Cette entreprise fera bientôt l’objet d’un article plus développé.

Une création Lux Alba (archive Kronos)
Une création Lux Alba (archive Kronos)

La bicyclette, en l’absence de voiture, devient le mode de locomotion le plus répandu dans le France entière. Onéreux à l’achat dans les années d’avant guerre, le vélo devient indispensable après 1940. On peut acheter à prix fort les derniers modèles proposés par les magasins mais le plus souvent on ressort les vieilles machines que l’on peut faire réviser à Albens chez Pittion ou Rivollet. De 8 millions d’engins en 1940, le parc français passe à 10 millions en 1942 pour atteindre 11 millions en 1944.

Bicyclettes à Albens vers 1942 (archive Kronos)
Bicyclettes à Albens vers 1942 (archive Kronos)

Aller à vélo impose de respecter bon nombre d’obligations, en premier lieu d’être en possession de la plaque de bicyclette attestant que vous avez bien payé la « taxe sur les vélocipèdes » de l’année. Fabriquée en laiton jusqu’en 1941, puis en métal blanc, la plaque est imprimée sur du carton dès 1942 avant d’être émise en 1943 sous forme d’un timbre qu’il était possible de coller sur un support ou un morceau de carton. Perdre cette plaque dont le prix passe de 10 francs à 25 francs en 1942 représente un dommage certain (risque de contrôle par la maréchaussée et sanction). Aussi est-on reconnaissant lorsqu’on apprend par le Journal du Commerce d’août 1941 qu’il « a été déposé à la Mairie d’Albens par Mme Viand un portefeuille contenant une plaque de bicyclette ».

Timbre-plaque pour vélocipèdes (archive privée)
Timbre-plaque pour vélocipèdes (archive privée)

D’autres obligations existent, dont celle de s’assurer que le phare ne diffuse pas trop de lumière, en vertu des mesures de défense passive et surtout à partir de l’occupation de la zone sud, de respecter le couvre-feu instauré par les Allemands, interdisant les déplacements nocturnes en dehors de personnes bien précises comme le médecin, le maire ou le chef des pompiers. Reste l’entretien de sa bicyclette et particulièrement l’état des pneus. Difficiles à changer, car étant rationnés, les pneumatiques en caoutchouc synthétique s’usent rapidement sur les routes simplement empierrées. Les chambres à air se couvrent de rustines, à moins qu’on ne choisisse de les remplacer par des bouchons de liège. Un témoin, E. Compain, rapporte à leur propos : « il fallait les gonfler à bloc et s’ils éclataient un rechapage sommaire leur permettait de durer encore un peu. Il s’est vendu des boudins métalliques qui s’avérèrent peu fiables. Si bien qu’on a vu des cyclistes rouler sur les jantes ». Ces vélos si précieux qui transportent alors les enfants en bas âge mais aussi toutes sortes de chargement sont victimes de vols (roue, selle, voire le vélo entier).
Si les grandes distances peuvent ne pas effrayer les cyclistes, il n’en demeure pas moins que les véhicules à moteurs et les transports en commun restent indispensables. Ils se heurtent à de nombreuses contraintes qui iront en s’aggravant au long des cinq années de guerre. Dès octobre 1940, la presse aborde la question du recensement des voitures. Un article du Journal du Commerce de 1941 informe la population qu’elle doit déclarer ses pneumatiques : « Les détenteurs de pneus, chambres à air d’auto et moto et de bandages non utilisés doivent en faire la déclaration à la Mairie avant le 5 mars. Sont considérés comme non utilisés et doivent donc être déclarés, les pneus […] placés sur les véhicules non autorisés à circuler ». En zone non occupée, il faut une autorisation de la préfecture pour circuler en utilisant sa voiture. Il devient de plus en plus difficile de voyager avec un véhicule à moteur s’il n’a pas été équipé d’un appareil à gazogène. « Les cars et les rares voitures qui marchaient, » rapporte un témoin, « fonctionnaient au charbon de bois. Quand le feu s’éteignait, l’auto s’arrêtait, on attendait que le charbon s’allume à nouveau ». Ce sont principalement les véhicules utilitaires (camionnettes et camions) qui roulent au gazogène selon un recensement des véhicules autorisés à circuler début 1944. Quand les combats pour la libération du territoire sont en grande partie achevés, à l’automne 1944, la circulation reste très difficile en Savoie comme dans tout le pays. C’est ce qu’écrivent des lyonnais à leurs cousins de l’Albanais : « Vous nous dites d’aller vous voir un jour mais ce n’est pas si facile d’abord le temps limité par notre travail ensuite les trains ne sont pas prêts de marcher régulièrement reste les colis postaux si ils ont repris ». Longtemps encore, les traces de la guerre rendront difficiles les déplacements « à pied, à cheval ou à bicyclette ».

Jean-Louis Hébrard