Quelle vue superbe ! Après la rude montée de La Biolle, ma voiture semble s’envoler vers cette large plaine albanaise, noyée sous un magnifique soleil automnal qui fait scintiller les arbres déjà vêtus de roux.
Direction : Saint-Félix
Le vieux monsieur, rencontré il y a quelques temps, m’a bien expliqué le chemin à prendre : « Après l’église, suivre la petite route jusqu’à Mercy, petit village aux fermes empreintes d’un charme tout particulier ».
Le goudron laisse la place à un chemin empierré et là, surprise ! Ceint d’un grand rideau d’arbres, comme une femme d’un autre monde se serait drapée derrière un voile soyeux : l’étang de Crosagny. Quelle étrange beauté que cette nature sauvage, presque hostile. Me voilà donc devant cette étendue calme dont ce vieux monsieur m’a tant parlé, et avec quel engouement ! Mieux qu’aucun livre n’aurait su le faire, il m’a dépeint, avec un brin de nostalgie, un paysage, une nature et un passé à la fois merveilleux et inquiétant.
Cette nature de huit hectares, qui semble presque morte à l’aube du XXIème siècle, date de plusieurs milliers d’années. L’étang de Crosagny ainsi que celui de Beaumont, situé plus au nord, sont l’ultime vestige d’un grand lac glaciaire.
Au quaternaire, les glaciations successives ont créé un barrage morainique dans la vallée albanaise, au niveau de La Biolle. Dans la région d’Albens, un grand lac s’est constitué. Progressivement, ce lac a disparu, remblayé, laissant quelques zones humides.
Dans ces zones, sous l’influence des eaux de ruissellement, se sont accumulés des dépôts fins et imperméables. Ce milieu, mal aéré, avec une nappe d’eau quasi-permanente, progressivement colonisé par la végétation a permis une décomposition et une humidification de la matière végétale qui s’est accumulée en couches épaisses.
Les hommes ont ensuite profité de l’existence de cette zone humide naturelle pour surélever le seuil et construire deux digues de retenues d’eau, l’une à l’aval de Crosagny, l’autre à l’amont de Beaumont ; ce qui a permis le maintien artificiel d’une surface toujours en eau.
Cette surface d’eau a privilégié la formation de toute une végétation très riche et diverse dont on peut se faire une idée plus précise grâce au schéma ci-après.
L’étang offre donc toute une richesse que les hommes vont exploiter. Ils vont tirer parti de sa force qu’est l’eau mais aussi de sa nature animalière et végétale.
La toute première activité « économique » que l’on peut citer concernant les étangs se base sur la faune habitant ces lieux. Les poissons et grenouilles formaient une bonne part de la nourriture des gens vivant aux abords des étangs. Deux parchemina, l’un du XIVe et le second du XVe siècle nous apprennent que les étangs étaient soumis à un droit de pêche que les habitants versaient respectivement au Comte de Montfalcon et à des bourgeois de Chambéry, ascensateurs(1) des étangs.
Le gibier, abondant, fournissait également une part appréciable de nourriture. Si dans les siècles passés, ces animaux ont servi de base de l’alimentation des gens, ils ont agréablement, les grenouilles surtout, agrémenté les tables des restaurants aixois pendant la difficile période de la deuxième guerre.
La seconde activité que l’on peut véritablement qualifier d’économique est le moulin.
Sa création fut rendue possible grâce à la réalisation par les hommes de digues qui permettaient de maintenir un certain niveau d’eau. Ces digues, perfectionnées par un système de vannes, ont ensuite permis la construction du moulin.
On relève l’existence du moulin sur la mappe sarde de 1730.
Le moulin fonctionnait à l’origine grâce à une roue à aubes qui tournait au fil de l’eau, suivant l’intensité du courant. L’eau était alors amenée par un bief(2) détournant celle de la Deysse, juste à l’amont du moulin. Le débit en était réglé par un système de vannes constitué de planches amovibles placées en travers du lit.
À la suite d’une baisse de régime des eaux ou bien pour augmenter le rendement du moulin, la roue à aubes fut remplacée par une roue à augets. Celle-ci augmente le travail fourni par l’eau en utilisant la force de gravité. Un nouveau bief fut donc aménagé dès la sortie des étangs, utilisant la topographie naturelle afin d’amener l’eau en position surélevée.
Les meuniers possédaient le droit d’eau sur l’étang ; ils pouvaient donc dériver la quantité d’eau nécessaire au fonctionnement du moulin.
L’activité du moulin gravitait autour de deux pôles : le moulin proprement dit et le battoir.
Le battoir se trouve encore à côté du moulin, à droite de la route qui mène à Albens.
À l’origine, son mécanisme était entraîné par un câble venant de la roue du moulin. Il passait sur la roue dans une rainure et venait faire tourner la meule du battoir.
Une fièvre laborieuse et joyeuse régnait autour du battoir tandis qu’il disparaissait derrière les volutes de poussière dégagées par le battoir.
Chacun moulait son blé pour le décortiquer et produire le gruau, ingrédient de renommée pour la soupe du même nom.
On extrayait également les graines de fleurs séchées de trèfle et de luzerne pour la semence de l’année suivante.
Ce travail nécessitait une attention de tous les instants : une fois le grain déposé dans la meule, il fallait le repousser continuellement avec des petites raclettes dans le chemin de ronde. Afin d’éviter toute bousculade, chacun réservait son tour auprès du meunier qui contrôlait les allées et venues.
Alors que le battoir était utilisé par tous les paysans, le moulin restait le domaine réservé du meunier qui y régnait en maître.
Le moulin possédait deux meules ; l’une concassait le blé, l’autre, appelée « Moulin Blanc », affinait la farine.
Le rythme de la vie à Crosagny était réglé par le tic-tac du moulin. Ce bruit était provoqué par le choc d’un morceau de bois sur l’entonnoir versant le blé sur la meule.
Le blé se situait à l’étage et était versé dans un entonnoir terminé par un tiroir servant à régler le débit. Le fond de la meule possédait des rayons qui canalisaient la farine vers des godets fixés sur une sangle en mouvement, contenue dans une gaine de bois, qui montait à l’étage. Là, la farine était déversée sur une roue conique recouverte de soie de différents maillages. Elle était ainsi triée et déversée dans des tiroirs distincts. Le son était récolté à l’autre extrémité de la roue.
Lorsqu’il n’y avait plus de blé dans l’entonnoir, il ne fallait pas que les meules continuent à tourner à vide ; c’est pourquoi un système de planches, de poulies et de clapets situés sur la roue du moulin actionnait alors une cloche qui prévenait le meunier.
Le tic-tac et le son de la cloche du moulin qui rythmaient la vie à Crosagny ne devaient cesser que pendant l’été.
En effet, dès le 1er juillet, les étangs devaient être mis à sec afin de commencer la fauche de la blache. La blache, ce sont ces jeunes pousses de roseaux qui servaient de litière mais aussi, parfois, d’engrais vert.
Une fois fauchée, la blache était mise à sécher et engrangée avant la fin du mois d’août. La blache était sortie à bras, par gros tas disposés sur deux barres et chargée dans des carrioles à échelles. Pour Crosagny, la mise à sec concernait essentiellement l’étang des Bernardines, moins profond que le reste de l’étang et séparé par une sorte de digue.
On coupait également la grande blache qui servait de matériau de rempaillage.
Mais le moulin et la blache n’étaient pas les seules activités que l’on peut recenser en ce qui concerne les étangs. Ils formaient également une base de loisirs importante.
Outre la pêche, la chasse, les grenouilles, les étangs de Crosagny étaient un lieu privilégié de rencontres et d’aventures pour les jeunes des villages environnants, un lieu de promenades où les écoles emmenaient goûter les enfants.
De nombreux chemins étaient entretenus, une passerelle permettait de traverser au niveau de la digue séparant les deux étangs.
Une guinguette s’était même installée à cet endroit, louait des barques et vendait de la friture.
Mais, on apprenait également à nager, et l’hiver à patiner. L’hiver, l’étang gelé était l’objet d’une animation toute particulière. La blache ayant été coupée, la surface de la glace était lisse et homogène. Les jeunes gens et jeunes filles en profitaient pour venir faire du patin. Ces jeunes gens, toujours soucieux de plaire aux demoiselles, avaient inventé un système très au point pour promener leurs belles sur l’étang gelé. Ils équipaient des chaises de patins et pouvaient ainsi pousser les jeunes filles sur cette surface complètement figée.
Il suffit de fermer un instant les yeux et l’on peut voir les jeunes gens patiner sur ces étangs, en se tenant la main.
Comme cette dame, née en 1899 qui nous conte le souvenir qui lui reste de cette époque.
« Vers 1910, cet étang, vaste étendue d’eau gelée, il avait fait un froid rigoureux. Les écoliers de la commune y étaient avec leurs luges. Étaient venus se joindre à eux les jeunes filles de l’École Normale de Rumilly avec leurs patins à glace, ainsi que la cantinière du détachement militaire du 30e Régiment en garnison à Rumilly.
Toute cette jeunesse évoluait sur une épaisseur de glace de 30 centimètres ; les enfants sur leurs luges glissaient en se propulsant avec des bâtons de 25 centimètres qui avaient une pointe à une extrémité, mais souvent pris aux épaules par des patineurs serviables qui les poussaient devant eux.
Pour les personnes adultes, c’était une attraction ; elles étaient stationnées à l’entrée de l’étang, près de la cantinière qui servait des boissons chaudes aux clients qui pouvaient se le payer. Le long de l’étang près de l’arrivée, il y avait des saules, des frênes ; les branches basses avaient été aménagées en porte-manteaux.
C’étaient de bons après-midi, trop courts car la nuit arrivait vite en hiver. »
En lisant ces quelques lignes, on ne peut s’empêcher d’évoquer avec un brin de nostalgie toute une époque à jamais révolue. Aujourd’hui, toutes ces activités ont disparu ; les étangs et la nature ont repris leurs droits et ce lieu magique n’est plus maintenant qu’une végétation abandonnée qui se perd à jamais. Cette destinée tragique, à plus ou moins long terme, n’enlève en aucune façon au charme de cet endroit où tant d’enfants se sont amusés. Sans vouloir faire revivre un passé à jamais disparu, il n’en est pas moins possible d’essayer de recréer autour des étangs de Crosagny un espace de vie, de nature où l’homme pourrait de nouveau communiquer avec cette nature généreuse. Ne laissons pas mourir Crosagny…
Mylène Mouchet
Article initialement paru dans Kronos N° 4, 1989
(avec modification de la plupart des illustrations)
Lexique
1) Bief : canal de dérivation conduisant l’eau sur une roue hydraulique.
2) Ascensateur : personne possédant un droit sur un étang et qui perçoit une taxe sur l’utilisation et les produits de cet étang.
Bibliographie sommaire
« Étangs de Crosagny et Beaumont » – Préétude d’aménagement, Béatrice Quinquet – Université des Sciences et Techniques de Lille, MST / ENVAR.
Je tiens à remercier Monsieur Burdet qui m’a si gentiment accueillie et qui m’a donné de précieux renseignements.