Le début des années 20 ouvre le temps de la célébration des soldats morts pour la France. Nous avons plusieurs fois abordé ce sujet sous l’angle de l’émulation communale, du financement et des inaugurations.
Un article publié dans le « Travailleur savoyard » va nous permettre de découvrir un regard polémique sur ces célébrations. Le journaliste donne le contenu d’un discours qui, à l’occasion de l’inauguration d’un monument aux morts, n’a pas pu être lu du fait de ses contenus polémiques visant « les admirateurs de la bourgeoisie ».
Différents passages du discours constituent une véritable charge contre « le politiquement correct du moment », l’auteur opposant une vision très engagée à celle plus consensuelle des autorités et du clergé.
« Prolétaires sacrifiés, chers disparus » déclare-t-il « je m’incline très bas en vous apportant à ce premier rendez-vous la reconnaissance à jamais inoubliable que nous vous devons, nous les survivants, douloureuses épaves de la guerre maudite ». On est loin des propos tenus par le maire d’Albens sensiblement à la même époque rendant « hommage aux glorieux combattants qui ont fait le sacrifice de leur vie pour la défense du sol de la France, à ceux qui, rescapés de cette effroyable guerre, ont vu se lever le soleil de la victoire ».
Pour l’auteur de ce discours, la guerre est totalement à maudire car « abattoir des classes laborieuses », elle est une véritable « tuerie » débouchant toujours sur « d’horribles carnages ». Il dénonce ensuite le bourrage de crâne, les motifs fallacieux qui furent mis en avant pour conduire les peuples et l’Europe au suicide : « nous avaient-ils assez répété, nos gouvernants incapables que nous nous battions pour le droit, pour la civilisation et leur justice, que c’était la dernière guerre, que ce serait le désarmement général comme ils ont essayé de vous faire croire au cours de leur cérémonie macabre ».
Quel contraste avec les propos du maire de La Biolle qui « après avoir rappelé les circonstances dans lesquelles l’ennemi fut contraint de demander l’armistice, rend hommage aux glorieux combattants qui ont été les artisans de la victoire, ainsi qu’au grand patriote Poincaré, qui continue si vaillamment leur œuvre accomplie au prix de tant de sacrifices ».
Reprenant son discours, l’orateur donne une description très forte de la société des « années folles » opposant « les rescapés, les veuves, les orphelins… les milliers de chômeurs involontaires mourant de faim » à tous « les enrichis de la guerre, les impitoyables mercantis de la mort »e c’est-à-dire les profiteurs de guerre que l’on voit « passer dans de luxueuses autos vers Chamonix et Aix-les-Bains ».
Après la bourgeoisie, c’est au tour du clergé d’être vilipendé. L’orateur clamant ne vouloir plus entendre « les patriarches du bénitier et de la bande noire mettre dans la bouche de nos morts les mots d’héroïsme, de panache, de furie guerrière, souillant ainsi de leur bave répugnante la dépouille de leurs victimes ». Cet anticlérical a du être exaspéré par des interventions comme celle du chanoine Monard, supérieur du Collège de Rumilly qui « dans une belle envolée glorifie les victimes de la guerre qui reçoivent la récompense due à leur sacrifice » ou celle de l’abbé Chavanel qui à Cessens « après avoir rappelé les actes de foi religieuse dont il a été témoin durant la guerre, demande que l’on ne se contente pas de glorifier les morts en leur élevant des monuments, mais en songeant à leur âme et en priant pour eux ».
L’auteur de l’article semble bien connaître la région. « Le Travailleur savoyard » qui lui ouvre ses colonnes est un hebdomadaire fondé en 1907 par la section locale du parti socialiste (SFIO). Mais au moment du congrès de Tours (décembre 1920), la majorité des délégués de la Savoie et de la Haute-Savoie votent l’adhésion aux idées portées par la révolution russe. Le parti communiste qui se constitue alors conserve le journal le Travailleur savoyard. « Deux ans et demi après l’armistice » précise le journaliste, c’est-à-dire en 1921, les communistes sont bien implantés dans les agglomérations savoyardes mais rencontrent des difficultés pour toucher le monde rural. Il n’est pas certain qu’en signant « Le Paysan bolchevick », en appelant à se rassembler « autour du drapeau rouge, pour la cause sacrée des Travailleurs avec Moscou-la-Rouge », il parvienne véritablement à l’atteindre. Sans doute compte-t-il plutôt sur l’argumentaire pacifiste qu’il développe plusieurs fois en faisant référence à l’actualité du moment. Sur « le Rhin » dit-il, le « canon gronde encore », évoquant à mots couverts l’affaire de la Ruhr qui vient d’éclater en juillet 1921.
Face à ce regain de tension initié par le président Poincaré « l’homme du militarisme », le journaliste invite tous les hommes de la terre à partager des croyances qu’il énonce avec force : « nous croyons invinciblement que la science et la paix triompheront de l’ignorance et de la guerre, que les peuples s’entendront, non pour détruire, mais pour édifier ». Des propos qui devaient entrer en écho avec tous ceux qui avaient lu l’ouvrage d’Henri Barbusse « Le feu » et qui espéraient avoir vécu la « Der des Ders ».
Jean-Louis Hébrard