Toute l’équipe de Kronos s’est mobilisée pour recevoir les adhérentes de l’association Horizon 73, ce vendredi 26 avril en début d’après-midi. Un rendez-vous fixé depuis plus d’un mois, en réponse à une demande transmise via notre site. Basée à Aix-les-Bains, cette association est un groupe d’entraide mutuelle (GEM) qui propose à ses membres de nombreuses activités ludiques et culturelles, dont des sorties. La visite de l’Espace patrimoine était donc à l’ordre du jour de ce groupe de six personnes conduites par Clarisse, leur animatrice. Devant la curiosité manifestée par le groupe, les nombreuses interrogations posées à propos de nos collections, dans une ambiance très agréable, nous nous sommes relayés pour fournir toutes les réponses souhaitées.
De beaux échanges ont eu lieu à propos des chaussures Lux-Alba, de la plaque de la gare, de la mappe Sarde, de la collection d’appareils photographiques ou encore des grands hommes d’Albens (Joseph Michaud, l’académicien, et le général Mollard). Nous avons également parlé « création artistique » à propos d’une canne sculptée durant la Grande Guerre, d’une œuvre sur bois de J-L Berthod ou de la grande maquette du séchoir à tabac de Mognard.
Un petit goûter avec jus de fruit, eau pétillante et petits gâteaux a clôturé cette belle rencontre pleine d’échanges. Merci à Annie, Denis, Gérard, Raymond, Marie-Claude qui, avec Jean-Louis, ont contribué à la belle réussite de cette après-midi. On peut toujours nous contacter pour d’autres visites, sur de nombreux thèmes (artisanat et industrie d’autrefois, cartes postales et photographies, préhistoire et antiquité romaine, souvenirs de la Grande Guerre…).
« Fabrique de chaussures à semelle bois, Cathiard Lux-Alba », c’est ainsi qu’est annoncée dans l’Annuaire officiel de la Savoie, édition 1942, l’existence de cette entreprise installée à Albens. Cette dernière va connaître une intense activité durant la guerre comme on peut l’apprendre par les quelques lignes que lui consacre Josette Reynaud dans un article publié par la « Revue de géographie alpine » en 1944, intitulé « L’Albanais (Savoie), étude économique ». Avant de présenter l’entreprise, l’auteur campe le contexte économique du moment : « il faut signaler l’extension de la production des galoches, ces deux dernières années, extension due au manque de cuir ». Elle dresse ensuite ce court tableau de la fabrique Lux-Alba : « Dans le même genre de travail, il existe à Albens une entreprise qui fait travailler, depuis 1941, quarante à cinquante femmes des Bauges, pour la fabrication des dessus de semelles de bois, exécutés en crochetant du raphia. Ces chaussures sont expédiées à Chambéry, Annecy, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne et même Paris ».
L’entreprise est installée au cœur du village, dans le carrefour central, en face de l’hôtel de France et à proximité du « bornio » (fontaine édifiée en 1836) et du magasin Montillet. Elle figure sur de nombreux clichés photographiques et cartes postales réalisés dans les années 40 et début 50.
Sur ce cliché des éditions « La Cigogne », on distingue bien la devanture du magasin et l’enseigne qui surmonte la vitrine. L’intérêt de l’emplacement est évident, à proximité de tous les commerces de l’époque, en bordure de la place où se tient le marché hebdomadaire. Un autre cliché réalisé sans doute lors du passage de « Notre Dame de Boulogne » en 1946 permet de voir l’importance du bâtiment entièrement décoré et pavoisé pour l’occasion.
Sur l’enseigne on peut parfaitement lire « Chaussures Lux-Alba gros détail ». C’est une jeune femme d’environ vingt-cinq ans en 1941 qui est à l’origine de cette entreprise si caractéristique des années de guerre et de pénurie. Lucienne Cathiard, née au Noyer, a vécu par la suite à Paris avec des parents qui travaillaient dans le cuir pour son père et dans la couture pour sa mère. On peut supposer qu’elle a dû quitter la capitale au moment de la défaite de mai/juin 40 pour venir se réfugier en Savoie, probablement au Noyer. Forte des compétences acquises au contact du monde parisien de la mode, elle se lance dans la création et la confection de chaussures, basant son entreprise à Albens en 1941.
Cette année-là précipite la France et sa population dans l’univers de la pénurie. Une pénurie orchestrée par l’Allemagne nazie qui met durement en application les conditions de l’armistice de juin 1940.
Très vite, le ravitaillement de la population en chaussures fait l’objet d’une loi établissant un système de bons d’achat par la mairie, qui donnent droit, à partir du 5 janvier 1941, à l’attribution d’une paire par personne, sans périodicité précise. Sans rire, la propagande de l’époque annonce, par voie de presse, que « Le Maréchal a fait la demande d’un bon de chaussure ». Elle pousse le cynisme jusqu’à reproduire la fiche réglementaire. La population va devoir s’adapter à l’usage de chaussures dans lesquelles les matières nobles comme le cuir vont désormais être de plus en plus absentes. L’exposition « La chaussure 1941 » qui se tient au début de l’été voit l’explosion des modèles à semelle de bois, les seuls qui peuvent être achetés sans tickets (voir cet article). C’est dans cet environnement économique que les chaussures Lux-Alba voient le jour.
La production nécessite de savoir travailler matières végétales, bois pour la semelle et raphia pour le dessus de la chaussure. Il faut trouver et former des personnes qui vont ensuite travailler à façon chez elles.
Dans l’article de la Revue de géographie alpine publié, l’auteur précise que l’entreprise fait alors travailler de nombreuses femmes des Bauges, ce qui n’est pas pour surprendre puisque la fondatrice de l’entreprise en est originaire. Il devait y avoir aussi un certain savoir-faire local dans ce domaine. En effet, dans un ouvrage de Françoise Dantzer consacré à Bellecombe-en-Bauges, l’auteur rapporte que « pendant la dernière guerre, les femmes travaillaient le raphia ». Une photographie permet de voir un modèle de chausson produit par ces travailleuses.
Tout autour d’Albens, la fabrique Lux-Alba employait aussi une quarantaine de personnes du canton. « On se formait chez Albert Viviand à Pouilly » rapporte Roger Emonet. Avec le raphia fourni par l’entreprise nous apprenions à fabriquer la semelle « constituée par une tresse enroulée et cousue dans laquelle était incorporé un talon en bois ». Nous utilisions alors « des aiguilles fabriquées à partir de baleines de parapluies sciées ». Le dessus de la chaussure était aussi réalisé en raphia travaillé au crochet. On fabriquait aussi des lacets, des pompons, des bordures tout comme des renforts pour les semelles.
Les modèles produits par Lux-Alba étaient très variés. Nous connaissons pour le moment trois sortes de chaussures fabriquées à Albens : un modèle de type galoche, des mocassins et enfin des bottines fourrées. La paire de mocassins est présentée dans une des vitrines de l’Espace patrimoine à Albens. De pointure 38, elle offre un chaussant très confortable qui surprend encore aujourd’hui. Les bottines sont également magnifiques avec une doublure fourrée en peau de lapin. Il est facile de comprendre que Lux-Alba ait pu vendre sa production dans de nombreuses villes de la zone sud et même jusqu’à Paris.
En dehors de ces modèles, l’entreprise a pu produire des sandales pour l’été ainsi que de petits sacs à main en raphia.
Après la Libération, la pénurie de matières premières ne disparaît pas immédiatement. De ce fait, l’entreprise continue à fonctionner pendant quelques années. En 1946, Lucienne Cathiard figure bien dans le recensement de la commune avec la profession de « fabricant de chaussures ». On retrouve encore mention de l’entreprise en 1950 dans l’Annuaire officiel de la Savoie. Par la suite, avec l’entrée dans la société de consommation et l’arrivée d’une forme « d’abondance », la production de chaussures en bois et raphia décline, entraînant la disparition de l’entreprise. Aujourd’hui, même son souvenir s’est effacé des mémoires. Toutefois, dans le contexte écologique contemporain, ces chaussures entièrement naturelles ne pourraient-elles pas rencontrer un nouveau public ?
À la fin de l’été 1940, la majorité de la population découvre les rigueurs de la défaite, le rationnement, les déplacements difficiles. L’essence, dont les Allemands ont besoin pour faire tourner leur machine de guerre, est le premier produit à être rationné, suivi par le caoutchouc, le cuir et bien d’autres matériaux. Du coup, la population doit se débrouiller avec les moyens du bord et s’adapter à la situation. S’ouvre le temps des semelles de bois, de la bicyclette et des voitures et camions roulant au gazogène.
Finie la marche souple avec de bonnes chaussures de cuir, la propagande de Vichy annonce dès septembre 1940 que « les petits Français seront approvisionnés en galoches », une sorte de bottine montante à semelle de bois. Le manque criant de cuir ne permet plus aux cordonniers de ressemeler correctement les souliers et chaussures féminines. Le ressemelage de bois commence à se répandre en 1941. La publicité pour la semelle « Smelflex » fait la promotion d’un de ces ingénieux systèmes qui voient alors le jour. Faite de bois contreplaqué, cette semelle est censée offrir une grande souplesse grâce aux trais de scie pratiqués dans son épaisseur. En réalité, ce type de semelle rendait la marche peu agréable.
Enregistrée par Kronos en 2010, l’ancienne factrice de Mognard durant la guerre se souvient des multiples démarches qui ont été nécessaires pour avoir des brodequins : « j’avais demandé au chef-lieu de canton pour avoir une paire de chaussures, on ne voulait pas… Allez faire la tournée dans la neige avec des sabots. Enfin, on m’a quand même donné un bon… avec lequel j’ai eu une paire de brodequins ». Des bons sont alors nécessaires pour tout ce qui chausse y compris les pantoufles. Seules à pouvoir se vendre sans ticket, galoches et chaussures à semelle de bois deviennent courantes.
C’est ainsi qu’en 1941, apparaît à Albens une entreprise fabriquant des chaussures « bois et raphia ». Créée par Lucienne Cathiard, les chaussures « Lux Alba » allaient faire travailler de nombreuses personnes dans l’Albanais. Dans la « Revue de Géographie Alpine » de 1944, la géographe Josette Reynaud indique que les chaussures produites « sont expédiées à Chambéry, Annecy, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne et même Paris ». Cette entreprise fera bientôt l’objet d’un article plus développé.
La bicyclette, en l’absence de voiture, devient le mode de locomotion le plus répandu dans le France entière. Onéreux à l’achat dans les années d’avant guerre, le vélo devient indispensable après 1940. On peut acheter à prix fort les derniers modèles proposés par les magasins mais le plus souvent on ressort les vieilles machines que l’on peut faire réviser à Albens chez Pittion ou Rivollet. De 8 millions d’engins en 1940, le parc français passe à 10 millions en 1942 pour atteindre 11 millions en 1944.
Aller à vélo impose de respecter bon nombre d’obligations, en premier lieu d’être en possession de la plaque de bicyclette attestant que vous avez bien payé la « taxe sur les vélocipèdes » de l’année. Fabriquée en laiton jusqu’en 1941, puis en métal blanc, la plaque est imprimée sur du carton dès 1942 avant d’être émise en 1943 sous forme d’un timbre qu’il était possible de coller sur un support ou un morceau de carton. Perdre cette plaque dont le prix passe de 10 francs à 25 francs en 1942 représente un dommage certain (risque de contrôle par la maréchaussée et sanction). Aussi est-on reconnaissant lorsqu’on apprend par le Journal du Commerce d’août 1941 qu’il « a été déposé à la Mairie d’Albens par Mme Viand un portefeuille contenant une plaque de bicyclette ».
D’autres obligations existent, dont celle de s’assurer que le phare ne diffuse pas trop de lumière, en vertu des mesures de défense passive et surtout à partir de l’occupation de la zone sud, de respecter le couvre-feu instauré par les Allemands, interdisant les déplacements nocturnes en dehors de personnes bien précises comme le médecin, le maire ou le chef des pompiers. Reste l’entretien de sa bicyclette et particulièrement l’état des pneus. Difficiles à changer, car étant rationnés, les pneumatiques en caoutchouc synthétique s’usent rapidement sur les routes simplement empierrées. Les chambres à air se couvrent de rustines, à moins qu’on ne choisisse de les remplacer par des bouchons de liège. Un témoin, E. Compain, rapporte à leur propos : « il fallait les gonfler à bloc et s’ils éclataient un rechapage sommaire leur permettait de durer encore un peu. Il s’est vendu des boudins métalliques qui s’avérèrent peu fiables. Si bien qu’on a vu des cyclistes rouler sur les jantes ». Ces vélos si précieux qui transportent alors les enfants en bas âge mais aussi toutes sortes de chargement sont victimes de vols (roue, selle, voire le vélo entier).
Si les grandes distances peuvent ne pas effrayer les cyclistes, il n’en demeure pas moins que les véhicules à moteurs et les transports en commun restent indispensables. Ils se heurtent à de nombreuses contraintes qui iront en s’aggravant au long des cinq années de guerre. Dès octobre 1940, la presse aborde la question du recensement des voitures. Un article du Journal du Commerce de 1941 informe la population qu’elle doit déclarer ses pneumatiques : « Les détenteurs de pneus, chambres à air d’auto et moto et de bandages non utilisés doivent en faire la déclaration à la Mairie avant le 5 mars. Sont considérés comme non utilisés et doivent donc être déclarés, les pneus […] placés sur les véhicules non autorisés à circuler ». En zone non occupée, il faut une autorisation de la préfecture pour circuler en utilisant sa voiture. Il devient de plus en plus difficile de voyager avec un véhicule à moteur s’il n’a pas été équipé d’un appareil à gazogène. « Les cars et les rares voitures qui marchaient, » rapporte un témoin, « fonctionnaient au charbon de bois. Quand le feu s’éteignait, l’auto s’arrêtait, on attendait que le charbon s’allume à nouveau ». Ce sont principalement les véhicules utilitaires (camionnettes et camions) qui roulent au gazogène selon un recensement des véhicules autorisés à circuler début 1944. Quand les combats pour la libération du territoire sont en grande partie achevés, à l’automne 1944, la circulation reste très difficile en Savoie comme dans tout le pays. C’est ce qu’écrivent des lyonnais à leurs cousins de l’Albanais : « Vous nous dites d’aller vous voir un jour mais ce n’est pas si facile d’abord le temps limité par notre travail ensuite les trains ne sont pas prêts de marcher régulièrement reste les colis postaux si ils ont repris ». Longtemps encore, les traces de la guerre rendront difficiles les déplacements « à pied, à cheval ou à bicyclette ».