Un article publié en 1932 dans le « Petit Dauphinois » soulève une question encore d’actualité : pour quelles raisons une commune peut-elle vouloir faire évoluer son nom ?
C’est ce qu’expose ce journal dans sa page locale « chronique de la Savoie » à propos de la commune de Saint-Félix où, apprend-on, « les conseillers municipaux » ont récemment décidé « que Saint-Félix deviendrait Saint-Félix-les-Gruyères ». Mais cette décision locale ne semble pas rencontrer le soutien attendu de la part de la préfecture haut-savoyarde. L’article se fixe donc la mission d’éclairer ceux qui, loin du terrain, peuvent méconnaître la réalité locale. On insiste d’abord sur l’importance de distinguer le village des autres « Saint-Félix » afin « d’éviter toutes erreurs des services des P.T.T ».
Pour tester la solidité de l’argument, les conseillers municipaux avaient, deux mois auparavant, consulté l’archiviste départemental à ce sujet. Avec beaucoup d’humour, Robert Avezou avait réfuté ce nouveau nom car, écrivait-il « bien qu’il soit destiné à faire connaître une industrie locale prospère, le nom de Saint-Félix-les-Gruyères ne me paraît pas de très bon goût. On n’accepterait pas Thônes-les-Reblochons et pourtant cette dénomination partirait du même principe ». Toutefois, pour répondre à la préoccupation « postale » des élus, il proposait de « situer tout bonnement Saint-Félix par la mention de la région naturelle dont cette localité fait partie, à savoir l’Albanais ». Et de conclure dans cette logique en donnant l’exemple de Saint-Julien-en-Genevois, une désignation précise satisfaisant tout le monde.
Saint-Félix-en-Albanais, voilà une appellation bien loin du « gruyère » qui fait alors la renommée de la commune et constitue ce que l’on nommerait aujourd’hui son « ADN ».
Aussi avance-t-on ensuite un long et abondant historique de l’aventure fromagère de la commune. 1885 en est la date fondatrice et M. Louis Picon l’acteur principal de cette réussite économique qui ira s’élargissant bien au-delà de l’Albanais et de la Savoie. Dès lors, plus de dix ans après la Grande Guerre, le « berceau de l’industrie laitière pour la branche des gruyères » devenu le premier centre d’exportation des gruyères savoyards « a tous les droits de s’appeler Saint-Félix-les-Gruyères ».
La délibération prise par le conseil municipal ayant été communiquée à la préfecture, on attend en ce début juin 1932 sa décision. L’affaire semble donc être essentiellement administrative. Mais une lecture plus complète du numéro du « Petit Dauphinois » (consultable en ligne sur le site « lectura plus presse ancienne ») suggère que des considérations économiques sous-tendent aussi la demande des élus de Saint-Félix. En effet, en bas de page du journal on découvre l’existence d’une « marche du travail dans la région ». La grande dépression économique née aux USA en 1929 a fini par toucher notre pays provoquant de la mévente et du chômage.
La commune commence à sentir ses effets, comme l’écrit à ce moment-là Marius Picon dans un courrier adressé au conseil municipal : « Saint-Félix compte des industries fromagères qui depuis cinquante ans ont fait leurs preuves, qui malgré la crise sans précédent que nous traversons poursuivent leurs efforts. Ayant su donner une renommée mondiale à leurs produits elles gardent dans ces moments difficiles tout leur personnel au complet ». C’est pourquoi ce « Négociant industriel » comme il se nomme, appuie fortement les élus dans leur démarche. À un moment où les prix des produits agricoles s’effondrent du fait de la crise, il explique tout l’intérêt de la nouvelle appellation qui « la renommée aidant, nous procurera une facilité beaucoup plus grande pour la vente du lait à un prix rémunérateur ». Il sait par ailleurs que l’économie laitière savoyarde achevant son intégration au marché national, il faut pousser à la création de régions spécialisées pour résister aux difficultés du temps. Il est donc nécessaire, indique-t-il aux élus « qu’au plus tôt vous établissiez que notre département est et doit être la Région du Gruyère » avec Saint-Félix-les-Gruyères comme centre de gravité.
Ce début d’année 1932 voit trois préfets se succéder en quelques mois à la tête de la Haute-Savoie.
Est-ce la raison pour laquelle la question d’accoler « gruyères » à Saint-Félix tombera dans les oubliettes de l’histoire ?
L’avis de l’archiviste Robert Avezou semble l’avoir emporté sur la pression des élus. En 2001, la disparition totale de l’activité fromagère de la commune est actée (voir à ce sujet l’article paru dans le dernier numéro de la revue d’histoire Kronos). On peut se demander aujourd’hui comment serait compris un panneau routier « Saint-Félix-les-Gruyères ».
Quant à la ville de Thônes qui n’a jamais pensé à l’époque vouloir se nommer « Thônes-les-Reblochons » la voici aujourd’hui devenue « la capitale du Reblochon ». Une histoire qui vaut plus qu’un fromage « sans doute ».
Jean-Louis Hébrard