Dès l’automne 1940, les jeunes enfants sont classés par l’administration de Vichy en catégories qui permettent de « gérer » la pénurie alimentaire. Ainsi apparaissent les J1 (3/6ans) suivis des J2 (6/12 ans) auxquels on octroie des « rations adaptées ». À cette pénurie s’ajoutent toutes les peurs qu’engendrent les violences de la guerre. Cette population enfantine n’a pu traverser les épreuves de ces années noires sans l’attention et les soins apportés par les adultes. Des entretiens et des témoignages recueillis dans la région vont « éclairer » ce sujet.
Alors enfants ou jeunes filles, ces témoins sont unanimes à dire « nous sentions bien que nos parents n’étaient pas rassurés », mais rajoutent-elles, « tout cela était diffus ». Dans un ouvrage publié par les anciennes élèves du Lycée de jeunes filles de Chambéry, l’une d’elle raconte : « l’ambiance générale incitait à une grande discrétion et, en tous cas, ce n’était pas des problèmes d’enfants ». Dans l’Albanais, le témoignage d’Henriette nous révèle que l’on pouvait rendre joyeux les jeunes enfants des années 40. Cette jaciste très active avait alors pris en charge une douzaine de « pré-jacistes » âgées de dix à douze ans qu’elle réunissait le dimanche après-midi dans une salle proche du Foyer albanais pour chanter ou organiser des jeux. « Les filles s’amusaient tellement », dit-elle, « qu’une amie venant nous rejoindre fut surprise par les rires et les exclamations qui s’entendaient depuis la place de l’église ».
Quand nous manquions d’idées, on pouvait toujours avoir recours aux carnets édités par la JACF comme ces « Chansons mimées » ou encore « Cent jeux pour veillées ». Des jeux simples et sans prétention tel celui qui demandait un peu d’adresse et de concentration pour arriver à transvaser un liquide dans le noir. On se divertissait en mimant des chants bien connus comme « Au jardin de mon père » ou « La laine des moutons ». Quand le temps le permettait, nous faisions de belles marches sur la route de Rumilly. À l’époque, ce n’était pas le trafic automobile qui pouvait nous déranger. Tout au plus rencontrions-nous deux ou trois voitures et quelques vélos. Réunions, jeux et promenades sont alors autant de d’occasions de rompre avec le « vide » des dimanches après-midi.
Souvent, à partir du milieu de la guerre, des enfants venus des villes voisines ou plus éloignées se retrouvaient hébergés par les familles du canton. Au Mazet, dans la ferme de mes parents, rapporte Henriette, on a reçu des enfants d’Aix-les-Bains, de Saint-Étienne et toute une famille venue de Modane après le bombardement de la ville en 1943. Elle se souvient particulièrement de « Violette qui lisait tout le temps et de son frère Claude qui était toujours dans l’atelier de mon père ». Enfants de réfugiés d’Alsace venus s’installer à Aix-les-Bains, ils souffraient du manque de nourriture.
« On a eu aussi des enfants des mineurs de Saint-Etienne » qui ont été hébergés par les familles de la commune. « Le petit Joseph qui est venu chez nous était bien pâlichon », mais bien vite « il a pris des couleurs ». La campagne, malgré les difficultés est alors bien plus nourricière que la ville.
Une ancienne élève du Lycée de jeunes filles de Chambéry se souvient d’un été à la campagne, loin de la ville : « Les possibilités de nourrir les enfants… étaient bien plus faciles à la campagne avec du lait, du fromage de ferme, des œufs, un jardin, les fruits du verger. J’allais regarder la traite des vaches à l’étable de la ferme voisine… Le ramassage des œufs pondus dans des petits paniers de bois garnis de paille me passionnait ; les poules nous jetaient des coups d’œil indignés… ».
Il n’y a pas eu que les enfants venus se refaire une santé pendant les mois d’été, raconte Henriette. Lorsque la Savoie a été bombardée, les communes du canton ont été sollicitées pour accueillir des enfants et leur famille. Après le bombardement de Modane se souvient-elle encore, « nous avons hébergé toute une famille, le père, la mère et leurs trois enfants. On les a logés dans l’atelier de mon père. On s’est organisé pour les faire dormir au chaud, bien enveloppés dans des couvertures et on les faisait manger ».
En 1944, dans le bulletin paroissial de La Biolle, une demande est adressée aux familles pour les mêmes raisons, écrit Henri Billiez dans le numéro 32 de la revue Kronos. « En mai 1944, il est fait appel aux foyers de La Biolle qui accepteraient d’accueillir des enfants, pour les mettre à l’abri des bombardements qui ravagent nos centres industriels et ferroviaires et nos ports. Un même appel avait été lancé quelques mois auparavant ». C’est que la guerre aérienne touche durement la Savoie depuis un an déjà : Modane est frappée deux fois, le 17 septembre puis le 10 novembre 1943, le 10 mai 1944 c’est Annecy et ses industries qui sont visées et enfin le 26 mai 1944 c’est Chambéry et ses installations ferroviaires sur lesquelles pleuvent les bombes américaines.
Accueil des réfugiés. Albens ? (archive privée)
« Nous savons aujourd’hui »i, écrit encore Henri Billiez, « que des enfants ont été souvent accueillis à La Biolle durant la guerre, comme dans d’autres communes ». L’Albanais très rural reste à l’écart de la guerre aérienne, il est en retour une zone d’accueil pour les sinistrés. Il a dû exister des centres d’hébergement que les communes ont mis en place dans l’urgence. Une photographie trouvée sur un site de vente en ligne porte au dos la petite note suivante « réfugiés 39/45 – Albens ? ». Il est difficile de localiser cette grande salle où l’on a installé de nombreux petits lits et organisé au centre une sorte de salle à manger. Mais quelque soit l’endroit et le moment, une chose est certaine, aider les enfants a été et reste toujours un impératif fort.
Dès l’automne 1940, cette >salle de cinéma et de spectacle qui anime depuis douze ans la vie culturelle locale doit brutalement s’adapter aux nouvelles conditions d’exploitation qu’imposeront successivement le régime de Vichy puis l’occupation allemande. Un temps de contraintes matérielles, morales et politiques s’ouvre alors qui ne connaîtra son terme qu’à l’été 1944 avec la Libération.
Pour traverser cette période, les courtes notices relevées dans le Journal du Commerce de Rumilly seront notre guide principal.
Les évènements tragiques de mai/juin 40 étant passés, la saison cinématographique débute dès le mois d’octobre. Avec elle s’ouvre le temps des pénuries, du contrôle exercé par l’occupant et par les autorités françaises. Dans le Journal du Commerce, l’ouverture de la saison est désormais accompagnée de cette formule explicite : « malgré les difficultés de l’heure, le Foyer a pu s’assurer pour cette saison de toute une série de beaux programmes ». Une simple phrase qui résume bien le carcan dans lequel les petites salles de cinéma se trouvent prises. L’historien du cinéma François Garçon dans son ouvrage « De Blum à Pétain 1936/1944 » nous apprend que ce contrôle se met en place très tôt lorsque « la Commission d’armistice, dès le 24 août 1940, remet à la délégation française une liste de films considérés par le gouvernement allemand comme films d’incitation à la haine contre l’Allemagne, soit cinquante-sept films américains, six anglais et quinze français ».
Aussi n’est-il pas surprenant que sur la quinzaine de films projetés par le Foyer albanais entre octobre 1940 et avril 1941, on relève une majorité de films français récents. Seuls le film soviétique « Tempête sur l’Asie » et « Ramona », film tourné aux Etats-Unis, échappent à cette « francisation » de la sélection.
Tous les films français retenus sont récents, tournés entre 1937 et 1939 avec des vedettes confirmées comme Larquey, Pauline Carton, Fernandel, Andrex et quelques jeunes premières comme Anne France ou Gisèle Préville. Les comédies sentimentales, militaires ou dramatiques dominent, souvent adaptées d’un roman de la fin du XIXème siècle. C’est le cas de « Mon oncle et mon curé » projeté en février 1941. Ce film, réalisé par Pierre Caron est un succès cinématographique du moment. Durant 1h25, on suit les aventures d’une jeune femme du nom de Reine (interprétée par Anne France) qui, avec l’aide de son oncle et celle de son curé, parvient à fausser compagnie à une tante acariâtre et à épouser l’élu de son cœur.
Réalisé par George Pallu en 1939, le film « Un gosse en or » est une autre de ces comédies dramatiques qui enchantent le public. « Avec Larquey, Ainos et le petit Farguette », précise le Journal du Commerce, « c’est une œuvre pleine de gaieté et d’entrain qui doit connaître un grand succès ». Il faut dire que les vedettes à l’affiche de ce film sont des « pointures » de l’époque. Gabriel Farguette est un jeune acteur qui a déjà tenu des rôles d’enfant dans des films de la fin des années 30. Il a été Tigibus dans « La guerre des gosses » et a déjà tourné avec Georges Pallu en 1937 dans « La rose effeuillée ». Pierre Larquey est un des grands seconds rôles du cinéma. Entre 1940 et la Libération il va être à l’affiche de plus de vingt-cinq films. Ses rôles les plus connus de l’époque seront ceux de Monsieur Colin dans « L’assassin habite au 21 » et du docteur Vorzet dans « Le Corbeau » sous la direction de H-G Clouzot. « Un gosse en or » va être
à l’affiche du Foyer le 9 mars 1941.
Une autre contrainte pèse sur la programmation et le choix des films, celle de leur contenu idéologie et politique. Comme l’écrivent certains, « En ce domaine, la politique prime l’art ». C’est bien le cas pour le film « Trois de Saint-Cyr » projeté les 29 et 30 mars 1941. Ce film patriotique sorti en 1939 célèbre d’abord la première école de formation des officiers avant d’aborder dans une seconde partie leur engagement héroïque en Syrie où la France de Vichy défend alors ses intérêts. Deux éléments de la devise de l’État français se lisent en filigrane. La « Famille » tout d’abord, lorsque Pierre Mercier, major de promotion, renonce devant l’insistance de sa mère à la prestigieuse institution, traduisant de la sorte son dévouement, son amour filial sans limite. La « Patrie » ensuite avec la mise en scène de l’héroïsme colonial des élites militaires en Syrie. Il faut bien faire oublier la défaite de 40 et continuer de glorifier le drapeau, l’armée et la nation.
Dès 1942, ce sont des restrictions matérielles qui à leur tour viennent entraver le bon fonctionnement de la salle de spectacle. Voici ce que l’on annonce dans le Journal du Commerce, début janvier : « Au Foyer : il n’y a pas de programme cette semaine pour raison d’économie d’électricité et de charbon. La semaine prochaine, soit samedi 17 janvier et dimanche 18 commencera une série de trois beaux programmes. Le premier de la série sera : ESPOIRS avec Constant Rémy et Larquey ». Cette comédie dramatique réalisée par Willy Rozier en 1940 est l’histoire de deux jeunes gens, amis d’enfance, dont l’amour naissant est contrarié par leurs familles à propos d’une affaire de champs mitoyen. Pour préserver leur amour, ils cherchent à fuir en barque et manquent de se noyer. Conscients de leurs responsabilités dans cette tragédie, les deux familles se réconcilient. Quelle pouvait être la réception d’un film plaçant la réconciliation au cœur de l’histoire au moment où Laval allait revenir aux affaires, avec les conséquences que l’on connaît. Réconciliation et collaboration plus affirmée allaient renforcer encore le pillage opéré par l’occupant sur toutes les matières premières, les produits agricoles et industriels de la France. La population allait durement s’en rendre compte.
Il faut disposer de cartes de ravitaillement pour pouvoir bénéficier des maigres rations octroyées par le gouvernement. Dans l’Albanais comme ailleurs, c’est avec une carte de charbon que l’on peut retirer le combustible indispensable durant les hivers très froids de 1942 et 1943. Le Foyer albanais, ne disposant pas de suffisamment de combustible pour chauffer la grande salle et devant aussi économiser l’éclairage, annule la séance prévue.
Le cinéma doit également prendre en compte la baisse du nombre des films en circulation du fait de la disparition des matières premières entrant dans la composition de la pellicule. « La diminution du nombre de copies positives contribue alors à ébranler le cinéma français » rapporte François Garçon dans son ouvrage, précisant ensuite que « les 60/80 copies par film d’avant guerre sont ramenées à 30/40 durant l’Occupation, pour n’être plus que 26 au printemps 1943 ».
Les films se faisant rares, le Foyer albanais mettra plus souvent à son programme de grandes soirées théâtrales, des spectacles de music-hall et des soirées concert. On fait appel à des troupes locales telles « La Scène » de Chambéry qui joue au profit de « l’œuvre des prisonniers » le 8 juin 1941. Le Journal du Commerce détaille longuement le contenu de la soirée avec au programme : « Un jeune homme qui se tue, comédie en quatre actes de Georges Berr, qui a obtenu dernièrement un grand succès au théâtre de Chambéry. Nous avons déjà eu, en septembre 1938, l’occasion d’applaudir cette sympathique compagnie et le souvenir du succès qu’elle a remporté ne s’est pas effacé. On peut s’entendre à un nouveau triomphe, la pièce étant d’un entrain fou et d’une gaieté débordante d’un bout à l’autre ».
La même troupe est reçue deux mois plus tard pour une grande soirée de music-hall. Un spectacle de trois heures avec « le concours du comique Morand, des merveilleux acrobates : Les Andrenas, du compositeur accordéoniste Daljan et des chanteurs : Mag Gill et Relgey », précise le Journal du Commerce.
L’année suivante, le journal signale le passage du « groupe artistique de la société chorale d’Aix-les-Bains » pour un concert vocal avec sketch comique et fantaisie puis la venue quelques semaines plus tard de « la sympathique troupe de P. Barlet avec son célèbre orchestre et toute sa joyeuse compagnie dans un spectacle entièrement nouveau » pour laquelle « en raison de l’importance et de la valeur du spectacle, les prix habituels des places seront exceptionnellement majorés ».
Les troupes professionnelles ne sont pas les seules à se produire au Foyer albanais. Les jeunes de la JAC et de la JACF assurent aussi des séances récréatives au profit des prisonniers de guerre. Voici ce que l’on peut lire dans la presse locale à propos du spectacle donné en juin 1942 : « Les spectateurs étaient venus nombreux, même des communes avoisinantes, applaudir et témoigner leur sympathie aux jeunes acteurs et actrices, qui manifestèrent un réel talent, dans la présentation du programme tour à tour sérieux, patriotique et comique. La recette produite par les trois représentations sera affectée à la confection d’un colis à chacun des 28 prisonniers de la commune. Bravo et merci les jacistes. Une fois de plus, vous avez donné la mesure de votre désintéressement, de votre dévouement et de votre esprit de solidarité fraternelle ».
Nous retrouvons ces soirées récréatives tout au long de la guerre. Peu avant le débarquement de Normandie, on annonce encore que « devant le succès remporté, les jeunes donneront une troisième et dernière séance, salle du Foyer, dimanche 4 juin, après midi à 15h30 ».
Les semaines qui suivent plongent à nouveau la France dans le tourbillon de la guerre. Ce sont les troupes débarquées le 15 août en Provence, appuyées par les Forces Françaises de l’Intérieur, qui libèrent tout le sud-est de la France. Désormais les temps changent, la république est restaurée, la figure du général de Gaulle domine la scène politique. La saison d’automne du Foyer albanais s’ouvre sans surprise par un grand gala FFI qu’un article du Journal du Commerce nous annonce ainsi : « Dimanche 29 octobre à 14h30 et à 20h salle du Foyer, grand gala FFI au profit des réfugiés de la Maurienne avec le concours de Salembier du Grand Cercle, de Micheline Guilland et des artistes amateurs d’Aix-les-Bains. Nous félicitons les F.F.I de l’initiative de cette manifestation qui étant donné son but de bienfaisance doit remporter un grand succès ».
Mais la programmation des films n’est suspendue qu’un instant. En effet, le Journal du Commerce s’empresse d’avertir qu’après le gala « un très beau film » sera proposé « la semaine prochaine, samedi 4 novembre et dimanche 5 » avec à l’affiche « Michèle Morgan, dans Les Musiciens du Ciel ». Une production en phase avec le contexte du moment. Ce film dramatique de Georges Lacombe sorti en 1940 s’appuie sur un scénario tiré d’un roman de René Lefèvre. Michèle Morgan tient le rôle central d’une officière de l’Armée du salut dont le dévouement tirera un petit malfrat de l’ornière. C’est le retour sur les écrans du Foyer albanais de cette grande actrice dont le dernier tournage en France remontait à 1939 avec sa participation remarquée dans « Remorques » au côté de Jean Gabin. En effet, peu après le début du conflit mondial, elle part s’installer aux USA où elle tournera cinq films peu marquants. Bientôt elle regagnera le haut de l’affiche pour son rôle dans la « Symphonie pastorale » pour lequel elle va recevoir le premier prix d’interprétation féminine de l’histoire du festival de Cannes en 1946.
La grande scène du Foyer albanais nous a permis de visionner quelques images de ces temps douloureux et de voir comment fut maintenue la lumière des écrans et de la scène apportant un peu de gaieté dans un quotidien difficile. Une nouvelle séquence historique commence qui verra le Foyer albanais reprendre un cours plus apaisé avec une programmation intégrant à nouveau des films produits par les grandes nations de la « planète cinéma ».
Neuf ans après sa création, le Foyer albanais anime avec succès la vie culturelle de la région. Depuis peu, il est possible d’y projeter des films parlants qui attirent tout au long de l’année les familles et la jeunesse lors des séances du samedi et du dimanche. Posséder une belle salle de spectacle paraît alors inespéré. Songez qu’en 1936, près de 2200 villes et villages de moins de 1500 habitants restent dépourvues d’établissements cinématographiques. Ajoutez à cela, nous apprend le Journal du Commerce, que le Foyer albanais est capable d’assurer « pour la saison toute une série de nouveaux films qui sont présentés actuellement dans les grandes salles de Lyon et Grenoble ».
Quels films furent programmés par le foyer pour cette année 36 ?
Il n’est pas surprenant de constater que les films français occupent 67% de l’affiche du cinéma. En effet, à l’époque les écrans de notre pays sont parmi les moins encombrés par les productions hollywoodiennes (50% des films projetés) contre 85% en Grande-Bretagne.
Les films choisis sont récents, sortis pour la plupart entre 1933 et 1935. Ce sont les belles années du cinéma français avec une production record de 158 films en 1933, un chiffre qui ne sera plus dépassé avant 1966. Les réalisateurs sont alors prestigieux. Parmi ceux que le Foyer albanais diffuse, on trouve Julien Duvivier, Henri-Georges Clouzot mais aussi Marc Allégret ou Marcel Pagnol.
Films d’espionnage, comédies musicales, romances ou films d’aventure permettent d’admirer les grandes vedettes du moment. Dans « Matricule 33 », Edwige Feuillère incarne une espionne allemande sauvant en 1917 un malheureux agent français joué par André Luguet. Dans ce film d’espionnage sur fond de Grande Guerre, la toute jeune première du cinéma français tient toute sa place face à l’une des grandes vedettes masculines en vogue. Les spectateurs du Foyer albanais retrouvent quelques mois plus tard la même actrice dans une comédie tournée en 1935, intitulée « La route heureuse » avec Claude Dauphin comme partenaire. L’acteur est aussi connu que son frère, l’animateur de radio Jean Nohain.
Pour les soirées du 9 et 10 mai, une comédie musicale « Mon cœur t’appelle » est programmée. L’intrigue est simple, un ténor sans engagement finit par triompher à l’opéra de Monte-Carlo grâce à l’astuce déployée par une artiste espiègle. C’est Danièle Darrieux qui joue ce rôle. Sa carrière vient juste de débuter et le public s’enthousiasme pour cette jeune première qui alterne les rôles de jeunes filles ingénues dans des comédies musicales avec ceux de demoiselles romantiques dans des drames historiques.
Celle que l’on surnomme « la fiancée de Paris » joue souvent aux côtés d’acteurs populaires. Dans « Mon cœur t’appelle », Julien Carette lui tient compagnie. Acteur à la bonne humeur communicative et au phrasé reconnaissable, il contribue à l’atmosphère joyeuse du film. Tournant beaucoup à l’époque, les spectateurs du Foyer albanais le découvriront dans bien d’autres films plus célèbres dont ceux de Jean Renoir.
Le Foyer albanais programme aussi des grandes vedettes américaines. On pourra d’abord voir pour le jeudi de l’Ascension la première enfant star d’ampleur internationale, la toute jeune Shirley Temple. Dans « La p’tite Shirley », du haut de ses six ans, elle est la coqueluche des petites filles du monde entier. « Les trois lanciers du Bengale » sont projetés pour les fêtes du 15 août. C’est l’occasion de voir le grand Gary Cooper incarner le lieutenant Alan Mc Gregor, un officier écossais chargé de la protection d’un territoire du nord-ouest des Indes britanniques. Un grand film du réalisateur Henry Hathaway, produit par la Paramount, tourné en extérieur dans la Sierra Nevada.
Outre « Les trois lanciers du Bengale », tiré du roman de l’américain Francis Yeats-Brown, le Foyer albanais propose plusieurs adaptations d’œuvres littéraires. « Maria Chapdelaine », extrait d’un roman au succès mondial est projeté en mars. A l’automne, le Journal du Commerce annonce la projection de « Sans famille », et précise : « nombreux sont ceux qui ayant lu le célèbre roman d’Hector Malot seront heureux de revivre les péripéties d’une belle et passionnante aventure ». Le même journal, fin décembre avertit le public que « les célèbres artistes Harry Baur et Pierre Blanchard » sont remarquables dans le film « Crime et châtiment ». Figurent aussi les œuvres que Marcel Pagnol adapte au cinéma comme « Jofroi » ou « Cigalon » avec des musiques de Vincent Scotto. Dans « Jofroi », le compositeur s’est vu confier le rôle principal par son ami Marcel Pagnol. Une exception dans sa vie de musicien car ce sont ses chansons qui l’ont fait connaître du grand public. Interprétées alors par Joséphine Baker, Maurice Chevalier, elles sont encore dans toutes les mémoires à l’instar de « J’ai deux amours » et « La petite tonkinoise » ou « Marinella » qui devient en 1936 le phénoménal succès de Tino Rossi.
La musique est bien au cœur de l’activité culturelle du Foyer albanais qui n’hésite pas aussi à promouvoir la « grande musique ». En complément du film principal, lit-on dans le Journal du Commerce du mois de mars, est proposé « un documentaire sur Arles avec la musique de l’Arlésienne de Georges Bizet ».
Judicieusement choisis, certains de ces films se veulent plus édifiants comme « Cessez le feu » pour lequel « un demi tarif sera accordé aux anciens combattants ». C’est encore plus évident avec la programmation pour les fêtes de Pâques de « Golgotha » réalisé par Julien Duvivier. « C’est le drame de la Passion… le film qui remue les foules et qui a connu ces derniers mois un succès formidable à Grenoble et Lyon » lit-on dans la presse locale qui avertit le public que « en raison de l’affluence prévue pour la séance du dimanche soir, il est demandé à tous ceux qui le pourront de venir soit le samedi soir, soit le dimanche après-midi ». Ce conseil souvent donné est en quelque sorte un indicateur du succès de cette salle. Pour la jeunesse, venir au cinéma n’est pas toujours facile. Il faut d’abord avoir obtenu l’accord parental. Alors que le Front populaire vient juste d’établir les congés payés, il n’est pas encore bien admis à la ferme de pouvoir s’extraire des travaux du quotidien. On vient de tous les villages des alentours en se déplaçant en groupe et à pied. Pour les chanceux qui disposent d’une bicyclette, une sorte de consigne a été ouverte à proximité du foyer. On peut y laisser son engin de transport en toute sécurité. La plus grande affluence concerne les séances du dimanche après-midi et soir, celles qui attirent les spectateurs venus par le train des villes voisines comme Rumilly.
Il pouvait arriver que, la séance de l’après-midi s’étant prolongée, il faille vite sortir du cinéma pour courir vers la gare où l’on avait retardé le départ du train. Toute une époque !
Le Foyer albanais traversera les « Trente Glorieuses » mais devant la concurrence de la télévision disparaîtra dans les années 80. L’objet d’un prochain récit.