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Le temps des grands barrages

Dans la grande geste de la reconstruction et modernisation de la France d’après 1945, la réalisation de grands ouvrages sur les fleuves et dans les montagnes tient une place importante. Comme aux USA ou en URSS, les puissances du moment, notre pays parvient pour la première fois à dompter le plus fougueux de nos fleuves, le Rhône. C’est en 1947, à Génissiat, que se concrétise cette performance. Bien d’autres réalisations suivront, effectuées sous la direction de la Compagnie Nationale du Rhône, la CNR. Plusieurs chantiers gigantesques sont entrepris ou achevés en altitude, principalement dans les Alpes où certains noms marqueront les mémoires, à l’exemple de Tignes dont le drame est relaté en mai 1952 par L’Agriculteur Savoyard dans un article intitulé Les dernières maisons de Tignes ont été dynamitées. En quelques lignes, le journal campe ainsi la tragédie qui depuis des années a passionné l’opinion : « Tignes n’est plus qu’un gigantesque amas de ruines fumantes, en partie recouverte par les eaux. Jusqu’au dernier moment M. l’abbé Pélissier avait conservé l’espoir que le clocher serait épargné et qu’il demeurerait au fond du lac, symbole de la cité disparue. Le recours en grâce a été rejeté. Tignes est morte et bien morte ». Cette « geste électrique », qui bouleverse et passionne le public, donne lieu à de nombreux reportages mais aussi à des films, tel en 1956 La meilleure part du réalisateur Yves Allégret avec Gérard Philipe en vedette.

Affiche du film La Meilleure Part
Gérard Philipe à l’affiche (collection privée)

En 1955, le tournage de ce film dramatique franco-italien se déroule dans la région de Modane sur le site de la construction du barrage d’Aussois, plus précisément celui de Plan d’Amont. Entre 1952 et 1956, l’édification de ce barrage-poids de 47mètres de haut vient compléter la retenue du barrage de Plan d’Aval. Dans son ouvrage consacré aux Barrages de Savoie, publié dans la revue L’Histoire en Savoie, Maurice Messiez insiste sur leur intérêt stratégique consistant à fournir en énergie « la soufflerie d’Avrieux, récupérée comme dommage de guerre, montée par l’Office national de recherches aéronautiques, d’une puissance de 100 000 CV ».

Les barrages de Plan d’Amont et Plan d’Aval
Les barrages de Plan d’Amont et Plan d’Aval (collection privée)

Lorsque Plan d’Amont est achevé en 1956, l’ensemble des deux retenues fournit près de 300 millions de KW au total. Mais la construction des énormes piles en béton aura demandé des efforts à une importante main d’œuvre qui va lourdement être frappée par des accidents du travail souvent mortels. C’est dans un contexte semblable que s’inscrit l’intrigue du film d’Yves Allégret. Durant plus d’une heure, au cœur du chantier de construction, on suit la vie d’une équipe de travailleurs dirigée par un ingénieur joué par Gérard Philipe. À son arrivée, il est informé de la mort d’un ouvrier qui a chuté d’un pilier de 40 mètres de hauteur. L’ingénieur chef va alors tout faire pour qu’évoluent les conditions de travail de ses hommes. Le film tourné sur place vaut principalement pour son contenu documentaire plus que pour son intrigue bien faible aux yeux de la critique. Cette dernière ne peut qu’insister sur la tonalité humaniste pour sauver un film qui ne vaut que par la présence de sa seule grande vedette. Les spectateurs du Foyer Albanais ont dû quand même vibrer au cours de sa projection tout en découvrant les images d’un grand chantier savoyard proche.

Illustration d'un barrage et de sa salle des machines dans un manuel du certificat d’études.
Illustration dans un manuel du certificat d’études (collection privée)

Le barrage est aussi un acteur bien présent dans les manuels scolaires qui préparent au certificat d’études. Manuel de géographie pour les localiser, livre de sciences appliquées pour étudier la production du courant électrique, permettent aux enfants du baby boom de se préparer au monde des tourne-disques, robots ménagers, machines-outils qui s’installe peu à peu dans leur quotidien. Les leçons sont précises, fort documentées, se terminant toujours par un court résumé de ce type : « Le courant est produit dans une centrale par un alternateur entraîné par une turbine ; dans une centrale hydro-électrique, c’est l’eau d’une chute ou d’un barrage qui actionne la turbine ». Au fil des années, les cartes de géographie accompagnent l’extension des infrastructures comme pour celles réalisées sur le Rhône depuis le barrage « d’origine », celui de Génissiat. Car cet ouvrage inauguré après guerre est le résultat d’une véritable épopée commencée avant le second conflit mondial. L’ouvrage appelé le Niagara français est célébré par le gouvernement qui voit dans son achèvement « un signe indiscutable de la renaissance de la France », auquel participent les grandes entreprises françaises que sont Électricité de France, la toute jeune entreprise nationale créée par la nationalisation de 1946, et la Compagnie Nationale du Rhône. Dans une France où l’urgence est partout, il faut répondre à tous les besoins d’un pays où les coupures de courant vont rester fréquentes jusqu’en 1950.

Carte maximum présentant le barrage de Génissiat et le timbre associé
Carte maximum présentant le barrage et le timbre associé (collection particulière)

Lorsqu’en janvier 1948 Robert Lacoste, Ministre de la production industrielle, vient inaugurer l’imposant ouvrage, il félicite les constructeurs puis célèbre le gigantisme de l’ouvrage, « le plus formidable barrage de l’Europe occidentale avec ses conduites forcées de la taille d’une maison, sa digue épaisse de cent mètres à la base » avant d’insister sur les capacités de production fournies par « cinq turbines, cinq alternateurs produisant 1 600 000 000 kilowatt heures soit plus du dixième de la production hydroélectrique française ». Avant de devenir un élément du patrimoine industriel français, Génissiat est immortalisé par d’innombrables reportages, films d’actualité, photographies et bien évidemment par un timbre. Ce dernier, de couleur rose carminé et d’une valeur de 12 francs, est l’œuvre du graveur et dessinateur Antonin Barlangue. Émis à deux millions d’exemplaires, il permet de se faire une bonne idée de l’importance de l’ouvrage que l’on découvre en vue plongeante de l’aval vers l’amont. Le lac de 23 kilomètres, les 140 mètres de hauteur de la digue, se dévoilent d’un seul coup d’œil. Lorsque le timbre est collé sur la face « image » d’une carte postale, constituant ainsi une carte maximum, l’effet est encore plus saisissant. Il fallait bien tout cela pour célébrer le retour du pays dans le concert des grandes nations industrielles et son entrée dans ce que l’on nommera plus tard les Trente glorieuses.

Jean-Louis Hébrard