Dès l’automne 1940, cette >salle de cinéma et de spectacle qui anime depuis douze ans la vie culturelle locale doit brutalement s’adapter aux nouvelles conditions d’exploitation qu’imposeront successivement le régime de Vichy puis l’occupation allemande. Un temps de contraintes matérielles, morales et politiques s’ouvre alors qui ne connaîtra son terme qu’à l’été 1944 avec la Libération.
Pour traverser cette période, les courtes notices relevées dans le Journal du Commerce de Rumilly seront notre guide principal.
Les évènements tragiques de mai/juin 40 étant passés, la saison cinématographique débute dès le mois d’octobre. Avec elle s’ouvre le temps des pénuries, du contrôle exercé par l’occupant et par les autorités françaises. Dans le Journal du Commerce, l’ouverture de la saison est désormais accompagnée de cette formule explicite : « malgré les difficultés de l’heure, le Foyer a pu s’assurer pour cette saison de toute une série de beaux programmes ». Une simple phrase qui résume bien le carcan dans lequel les petites salles de cinéma se trouvent prises. L’historien du cinéma François Garçon dans son ouvrage « De Blum à Pétain 1936/1944 » nous apprend que ce contrôle se met en place très tôt lorsque « la Commission d’armistice, dès le 24 août 1940, remet à la délégation française une liste de films considérés par le gouvernement allemand comme films d’incitation à la haine contre l’Allemagne, soit cinquante-sept films américains, six anglais et quinze français ».
Aussi n’est-il pas surprenant que sur la quinzaine de films projetés par le Foyer albanais entre octobre 1940 et avril 1941, on relève une majorité de films français récents. Seuls le film soviétique « Tempête sur l’Asie » et « Ramona », film tourné aux Etats-Unis, échappent à cette « francisation » de la sélection.
Tous les films français retenus sont récents, tournés entre 1937 et 1939 avec des vedettes confirmées comme Larquey, Pauline Carton, Fernandel, Andrex et quelques jeunes premières comme Anne France ou Gisèle Préville. Les comédies sentimentales, militaires ou dramatiques dominent, souvent adaptées d’un roman de la fin du XIXème siècle. C’est le cas de « Mon oncle et mon curé » projeté en février 1941. Ce film, réalisé par Pierre Caron est un succès cinématographique du moment. Durant 1h25, on suit les aventures d’une jeune femme du nom de Reine (interprétée par Anne France) qui, avec l’aide de son oncle et celle de son curé, parvient à fausser compagnie à une tante acariâtre et à épouser l’élu de son cœur.
Réalisé par George Pallu en 1939, le film « Un gosse en or » est une autre de ces comédies dramatiques qui enchantent le public. « Avec Larquey, Ainos et le petit Farguette », précise le Journal du Commerce, « c’est une œuvre pleine de gaieté et d’entrain qui doit connaître un grand succès ». Il faut dire que les vedettes à l’affiche de ce film sont des « pointures » de l’époque. Gabriel Farguette est un jeune acteur qui a déjà tenu des rôles d’enfant dans des films de la fin des années 30. Il a été Tigibus dans « La guerre des gosses » et a déjà tourné avec Georges Pallu en 1937 dans « La rose effeuillée ». Pierre Larquey est un des grands seconds rôles du cinéma. Entre 1940 et la Libération il va être à l’affiche de plus de vingt-cinq films. Ses rôles les plus connus de l’époque seront ceux de Monsieur Colin dans « L’assassin habite au 21 » et du docteur Vorzet dans « Le Corbeau » sous la direction de H-G Clouzot. « Un gosse en or » va être
à l’affiche du Foyer le 9 mars 1941.
Une autre contrainte pèse sur la programmation et le choix des films, celle de leur contenu idéologie et politique. Comme l’écrivent certains, « En ce domaine, la politique prime l’art ». C’est bien le cas pour le film « Trois de Saint-Cyr » projeté les 29 et 30 mars 1941. Ce film patriotique sorti en 1939 célèbre d’abord la première école de formation des officiers avant d’aborder dans une seconde partie leur engagement héroïque en Syrie où la France de Vichy défend alors ses intérêts. Deux éléments de la devise de l’État français se lisent en filigrane. La « Famille » tout d’abord, lorsque Pierre Mercier, major de promotion, renonce devant l’insistance de sa mère à la prestigieuse institution, traduisant de la sorte son dévouement, son amour filial sans limite. La « Patrie » ensuite avec la mise en scène de l’héroïsme colonial des élites militaires en Syrie. Il faut bien faire oublier la défaite de 40 et continuer de glorifier le drapeau, l’armée et la nation.
Dès 1942, ce sont des restrictions matérielles qui à leur tour viennent entraver le bon fonctionnement de la salle de spectacle. Voici ce que l’on annonce dans le Journal du Commerce, début janvier : « Au Foyer : il n’y a pas de programme cette semaine pour raison d’économie d’électricité et de charbon. La semaine prochaine, soit samedi 17 janvier et dimanche 18 commencera une série de trois beaux programmes. Le premier de la série sera : ESPOIRS avec Constant Rémy et Larquey ». Cette comédie dramatique réalisée par Willy Rozier en 1940 est l’histoire de deux jeunes gens, amis d’enfance, dont l’amour naissant est contrarié par leurs familles à propos d’une affaire de champs mitoyen. Pour préserver leur amour, ils cherchent à fuir en barque et manquent de se noyer. Conscients de leurs responsabilités dans cette tragédie, les deux familles se réconcilient. Quelle pouvait être la réception d’un film plaçant la réconciliation au cœur de l’histoire au moment où Laval allait revenir aux affaires, avec les conséquences que l’on connaît. Réconciliation et collaboration plus affirmée allaient renforcer encore le pillage opéré par l’occupant sur toutes les matières premières, les produits agricoles et industriels de la France. La population allait durement s’en rendre compte.
Il faut disposer de cartes de ravitaillement pour pouvoir bénéficier des maigres rations octroyées par le gouvernement. Dans l’Albanais comme ailleurs, c’est avec une carte de charbon que l’on peut retirer le combustible indispensable durant les hivers très froids de 1942 et 1943. Le Foyer albanais, ne disposant pas de suffisamment de combustible pour chauffer la grande salle et devant aussi économiser l’éclairage, annule la séance prévue.
Le cinéma doit également prendre en compte la baisse du nombre des films en circulation du fait de la disparition des matières premières entrant dans la composition de la pellicule. « La diminution du nombre de copies positives contribue alors à ébranler le cinéma français » rapporte François Garçon dans son ouvrage, précisant ensuite que « les 60/80 copies par film d’avant guerre sont ramenées à 30/40 durant l’Occupation, pour n’être plus que 26 au printemps 1943 ».
Les films se faisant rares, le Foyer albanais mettra plus souvent à son programme de grandes soirées théâtrales, des spectacles de music-hall et des soirées concert. On fait appel à des troupes locales telles « La Scène » de Chambéry qui joue au profit de « l’œuvre des prisonniers » le 8 juin 1941. Le Journal du Commerce détaille longuement le contenu de la soirée avec au programme : « Un jeune homme qui se tue, comédie en quatre actes de Georges Berr, qui a obtenu dernièrement un grand succès au théâtre de Chambéry. Nous avons déjà eu, en septembre 1938, l’occasion d’applaudir cette sympathique compagnie et le souvenir du succès qu’elle a remporté ne s’est pas effacé. On peut s’entendre à un nouveau triomphe, la pièce étant d’un entrain fou et d’une gaieté débordante d’un bout à l’autre ».
La même troupe est reçue deux mois plus tard pour une grande soirée de music-hall. Un spectacle de trois heures avec « le concours du comique Morand, des merveilleux acrobates : Les Andrenas, du compositeur accordéoniste Daljan et des chanteurs : Mag Gill et Relgey », précise le Journal du Commerce.
L’année suivante, le journal signale le passage du « groupe artistique de la société chorale d’Aix-les-Bains » pour un concert vocal avec sketch comique et fantaisie puis la venue quelques semaines plus tard de « la sympathique troupe de P. Barlet avec son célèbre orchestre et toute sa joyeuse compagnie dans un spectacle entièrement nouveau » pour laquelle « en raison de l’importance et de la valeur du spectacle, les prix habituels des places seront exceptionnellement majorés ».
Les troupes professionnelles ne sont pas les seules à se produire au Foyer albanais. Les jeunes de la JAC et de la JACF assurent aussi des séances récréatives au profit des prisonniers de guerre. Voici ce que l’on peut lire dans la presse locale à propos du spectacle donné en juin 1942 : « Les spectateurs étaient venus nombreux, même des communes avoisinantes, applaudir et témoigner leur sympathie aux jeunes acteurs et actrices, qui manifestèrent un réel talent, dans la présentation du programme tour à tour sérieux, patriotique et comique. La recette produite par les trois représentations sera affectée à la confection d’un colis à chacun des 28 prisonniers de la commune. Bravo et merci les jacistes. Une fois de plus, vous avez donné la mesure de votre désintéressement, de votre dévouement et de votre esprit de solidarité fraternelle ».
Nous retrouvons ces soirées récréatives tout au long de la guerre. Peu avant le débarquement de Normandie, on annonce encore que « devant le succès remporté, les jeunes donneront une troisième et dernière séance, salle du Foyer, dimanche 4 juin, après midi à 15h30 ».
Les semaines qui suivent plongent à nouveau la France dans le tourbillon de la guerre. Ce sont les troupes débarquées le 15 août en Provence, appuyées par les Forces Françaises de l’Intérieur, qui libèrent tout le sud-est de la France. Désormais les temps changent, la république est restaurée, la figure du général de Gaulle domine la scène politique. La saison d’automne du Foyer albanais s’ouvre sans surprise par un grand gala FFI qu’un article du Journal du Commerce nous annonce ainsi : « Dimanche 29 octobre à 14h30 et à 20h salle du Foyer, grand gala FFI au profit des réfugiés de la Maurienne avec le concours de Salembier du Grand Cercle, de Micheline Guilland et des artistes amateurs d’Aix-les-Bains. Nous félicitons les F.F.I de l’initiative de cette manifestation qui étant donné son but de bienfaisance doit remporter un grand succès ».
Mais la programmation des films n’est suspendue qu’un instant. En effet, le Journal du Commerce s’empresse d’avertir qu’après le gala « un très beau film » sera proposé « la semaine prochaine, samedi 4 novembre et dimanche 5 » avec à l’affiche « Michèle Morgan, dans Les Musiciens du Ciel ». Une production en phase avec le contexte du moment. Ce film dramatique de Georges Lacombe sorti en 1940 s’appuie sur un scénario tiré d’un roman de René Lefèvre. Michèle Morgan tient le rôle central d’une officière de l’Armée du salut dont le dévouement tirera un petit malfrat de l’ornière. C’est le retour sur les écrans du Foyer albanais de cette grande actrice dont le dernier tournage en France remontait à 1939 avec sa participation remarquée dans « Remorques » au côté de Jean Gabin. En effet, peu après le début du conflit mondial, elle part s’installer aux USA où elle tournera cinq films peu marquants. Bientôt elle regagnera le haut de l’affiche pour son rôle dans la « Symphonie pastorale » pour lequel elle va recevoir le premier prix d’interprétation féminine de l’histoire du festival de Cannes en 1946.
La grande scène du Foyer albanais nous a permis de visionner quelques images de ces temps douloureux et de voir comment fut maintenue la lumière des écrans et de la scène apportant un peu de gaieté dans un quotidien difficile. Une nouvelle séquence historique commence qui verra le Foyer albanais reprendre un cours plus apaisé avec une programmation intégrant à nouveau des films produits par les grandes nations de la « planète cinéma ».
Jean-Louis Hebrard