Pour la jeune génération d’après 1945, la « petite reine » a bien moins la cote qu’au temps de Front populaire. Peut-être qu’elle veut oublier les temps difficiles de l’Occupation où elle était le seul moyen abordable pour se déplacer. À l’orée des années 50, on délaisse donc le « biclou » pour les nouveaux engins à moteur. Le premier Solex circule dès 1946, suivi rapidement en 1949 par la Mobylette de Motobécane. Encore quelques années et une guêpe, la Vespa, arrivera d’Italie avec ses couleurs attrayantes et son allure dans le vent.
Toutefois, une partie encore importante de la population reste attachée au vélo. Dans la famille cycliste, on relève ceux qui à la campagne n’ont pas d’autres moyens de déplacement, particulièrement les femmes et enfin ceux pour qui la bicyclette est un loisir. Le Chasseur Français, mensuel très populaire à l’époque, fourmille de publicités célébrant la robustesse des cycles Manufrance produits à Saint-Etienne : « Pour vos enfants, pas de bonnes vacances sans une vraie bicyclette », peut-on lire dans le numéro 642 d’août 1950. La publicité précise que ces bicyclettes : « ne sont pas des jouets, mais la copie en réduction des modèles pour homme et pour dame… toutes ont roue libre, deux freins, et sont livrées avec pompe et sacoche garnie ».
Dans le numéro de novembre 1950 de la même revue, ce sont les bicyclettes Hirondelle qui font l’objet d’une publicité en pleine page. On met en évidence « une présentation élégante et de bon goût », mais on insiste aussi sur leur solidité : « les bicyclettes Hirondelle durent toute une vie et conservent indéfiniment leur bel aspect de neuf ». L’achat d’un cycle reste un évènement important dans la vie, rendant possible une certaine autonomie. Dans le bourg d’Albens, les clients peuvent choisir les modèles qui leur conviennent chez Louis Rivollet après le passage à niveau, mais aussi chez Joseph Reithler ou Jean Lacombe dans le village. Avec l’essor du niveau de vie, il ne faut plus en 1957 qu’une cinquantaine d’heures de travail pour l’achat d’un modèle courant à 16 000 francs. Si la production annuelle diminue lentement durant les années 50, la bicyclette n’en reste pas moins bien présente dans les films comme dans les chansons. En 1947, Bourvil connaît le succès avec une chanson comique pleine de double sens, À bicyclette. En jouant sur le double sens du mot « coureur », il fait de cette composition d’Étienne Lorin et de René Laquier une chanson mythique. Le cinéma n’est pas en reste si l’on pense au célèbre facteur à vélo du film Jour de fête de Jacques Tati, ou de l’œuvre plus dramatique du cinéma italien Le voleur de bicyclette, un film néoréaliste de Vittorio de Sica sorti en 1948.
Si la bicyclette est encore bien présente dans les films, c’est un peu moins le cas sur les routes, où elle rencontre la concurrence des engins motorisés comme les cyclomoteurs. De petite cylindrée, consommant peu de carburant, ils font leur entrée sur le marché avec la célèbre Mobylette. Engin hybride dont le nom résulte de la contraction entre mobile et bicyclette, la mobylette est à l’origine un modèle et une marque déposée pour un cyclomoteur de chez Motobécane. De la bicyclette, on a conservé le cadre, la taille des roues et des pneus, la selle et le guidon. C’est le petit moteur d’une cylindrée inférieure à 50cm3 et le petit réservoir qui en font un engin motorisé capable de rouler à 35 km/h en ne consommant que 2 litres aux 100 kilomètres.
L’entreprise Motobécane, premier constructeur français du moment, se lance alors dans la production massive de Mobylettes pour faire face au succès du Solex. Elle organise un atelier de montage approvisionné par sa division bicyclette pour les cadres et pour les moteurs par celle des motos.
Très vite, trois cents Mobylettes sortent chaque jour de l’atelier qui montera en puissance pour fournir jusqu’à 6 000 machines par mois. Mais pour concurrencer durablement le Solex, il faut gagner la guerre du prix. En effet, le cyclomoteur « ultra minimaliste » qu’est le VéloSolex coûte 5 000 francs de moins qu’une Mobylette. La différence est impossible à surmonter. En 1953, on va produire 100 000 VéloSolex, trois fois plus dix ans plus tard. Très léger, le petit engin motorisé rencontre un large public féminin mais pas seulement. Le cinéma en est la preuve. Pour sa première apparition sur les écrans en 1952, on peut voir Brigitte Bardot circuler à VéloSolex, mais c’est avec Jacques Tati que l’engin revient régulièrement sur les écrans. Monsieur Hulot, son personnage mythique, ne se déplaçant qu’à VéloSolex dans Mon Oncle ou encore dans Les vacances de Monsieur Hulot.
Une nouvelle venue va faire son apparition sur les écrans comme dans les rues au milieu des années 50, la Vespa. Dans Vacances romaines sorti en 1953, ce scooter transporte dans les rues de la Ville éternelle la très souriante Audrey Hepburn avec sur le porte bagage un autre monstre du cinéma, Gregory Peck. Avec son allure fuselée, la Vespa, mise au point en Italie dès 1949 par l’entreprise Piaggo, va conquérir le marché européen car elle véhicule des images de liberté, de sportivité et de jeunesse. Toutefois, elle n’est pas à la portée de tous, son prix équivalant alors à trois mois de salaire d’un employé. C’est un engin très astucieux qui reprend des techniques venues de l’aviation. En effet, en ruine après la guerre, l’usine aéronautique Piaggo a dû se reconvertir. La Vespa rapidement mise au point va se distinguer des autres motocyclettes. Les concepteurs utilisent des procédés de l’aéronautique comme la fixation latérale des roues, employée pour les trains d’atterrissage. Mais ils innovent aussi en montant directement le moteur sur la roue arrière par l’intermédiaire de la boite de vitesses. De ce fait, la chaîne de transmission disparaît. Il est alors possible de dégager une place pour les pieds à l’avant et de protéger les jambes par un carénage. La Vespa possède ainsi une allure bien particulière qui fait dire à Enrico Piaggo : « Elle a l’air d’une guêpe ». Ce scooter (un terme signifiant trottinette en anglais) permet d’atteindre 55km/h avec son moteur 2 temps. Il va marquer la fin des années 50 et toute la décennie suivante. Aujourd’hui, pour de toutes autres raisons, le développement des mobilités douces semble nous faire replonger dans ces années d’après guerre.
Jean-Louis Hebrard