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Heurs et malheurs de la population, 1940/1945

La Seconde guerre mondiale inaugure une règle qui, hélas, se vérifie toujours aujourd’hui : les populations civiles enregistrent autant, parfois plus de pertes que les militaires (bombardements des villes, massacres, déportation…). À la sortie de la guerre, on dénombre en France 210 000 tués au combat pour 150 000 civils disparus auxquels on ajoute les 240 000 personnes disparues en captivité. Mais il faut mettre en regard de ces pertes des éléments démographiques positifs qui passent souvent inaperçus : la reprise de la natalité au cœur de la guerre et la survie d’un très grands nombre de prisonniers de guerre qui réintègreront le pays en 1945.

Photographie publiée dans le Journal du Commerce
Photographie publiée dans le Journal du Commerce

Dans « Le Petit Savoyard » du 20 novembre 1943, on peut lire sous le titre « La situation sanitaire de la Savoie s’améliore » la nouvelle suivante : « Comme on le voit, alors que dans beaucoup de départements le nombre des décès l’emporte sur celui des naissances, en Savoie, le nombre des naissances y est supérieur ». Cette tendance va se confirmer les années suivantes dans tout le pays, le faisant entrer dans une nouvelle période démographique bien connue « le baby boom ». Yves Bravard dans son ouvrage « La Savoie 1940-1944 : la vie quotidienne au temps de Vichy » précise que « cette amélioration s’inscrit dans un mouvement général de reprise qui commence un peu plus tôt que dans le reste du pays ». Il donne ensuite les indications de tendances suivantes : « En Savoie, de 3609 naissances, on passe à 4004 en 1942 puis 4267 en 1944. La Haute-Savoie fait mieux : 4225 naissances en 1939, 4899 en 1942, 5216 en 1944. Les raisons de cette reprise démographique restent très complexes et souvent difficiles à démêler.
Dans la politique menée par le gouvernement de Vichy, on connaît l’importance accordée à la Fête des mères.

Almanach de la Légion française des combattants - 1942 (archive privée)
Almanach de la Légion française des combattants – 1942 (archive privée)

Mais la propagande autour du thème de la famille s’exerce de bien d’autres façons comme on peut le constater à la lecture d’un article intitulé « Semaine de la Famille » que publie en 1942 le Journal du Commerce : « Du 5 au 11 octobre, notre région sera le théâtre d’une campagne de propagande familiale. Indépendamment du passage à Chambéry de l’Exposition de la Famille Française, qui connaît, tant en zone occupée qu’en zone non occupée, un triomphal succès, une série de conférence est donnée dans notre Département. Albens aura la bonne fortune d’entendre le vendredi 9 octobre à 20 heures dans la salle de la Mairie, M. Blanquart qui l’entretiendra de la Famille et de l’Avenir de la France. Il n’est pas un Français de plus de 18 ans qui ne soit personnellement intéressé par un tel sujet. Chefs et Mères de famille, jeunes gens et jeunes filles se feront un plaisir d’aller écouter M. Blanquart ».
Dans le même journal, on retrouve de très nombreux articles relatant les aides de toutes sortes apportées aux prisonniers de guerre. Ainsi en décembre 1941 où « Un groupe de jeunes mobilisés de 39-40, a pensé à la situation de leurs camarades retenus prisonniers depuis de longs mois dans les camps… faire un beau colis de Noël, leur permettre une petite amélioration du menu quotidien, à l’occasion de cette fête, leur faire sentir qu’on ne les oublie pas, voilà le but suivi par ce groupe… ».

Lettre de prisonnier de guerre – 1942 (archive privée)
Lettre de prisonnier de guerre – 1942 (archive privée)

Au moment de la signature de l’armistice, fin juin 1940, 1 800 000 hommes sont tombés aux mains de l’ennemi. Très vite, une partie de ces hommes parviennent à trouver la clef des champs. Malgré tout, près de 1 600 000 soldats et officiers vont se retrouver dans les camps à être obligés de travailler pour l’économie ennemie. C’est ce que l’on peut lire sur une lettre de 1942 expédiée par Francis A. d’Albens. Ce dernier est retenu prisonnier dans le stalag IX C (camp pour les simples soldats). Ce camp IX C est localisé près de la ville d’Erfurt, à 300 kilomètres environ de la capitale du Reich. Francis a été immatriculé sous le numéro 3575 et travaille dans le « Kommando » 1101B. Certains sont affectés à l’agriculture, d’autres travaillent dans l’industrie. Dans la lettre qu’il adresse à sa mère, Francis décrit son travail dans l’entreprise : « Dans cette usine mon travail consiste à décharger les wagons de terre pour faire la porcelaine et ceux de charbon, elle consomme environ 160 tonnes par jour ». Francis fait partie des 3300 Savoyards prisonniers de guerre, recensés en 1942, qui vont cruellement manquer à l’économie de notre région au même titre que les 4500 Hauts-Savoyards. Le gouvernement de Vichy va développer une propagande appuyée en faveur des prisonniers qui, par ailleurs, sont l’objet de bien des marchandages avec le pouvoir hitlérien. Sur le site en ligne des Archives départementales de la Savoie on apprend qu’une « maison du prisonnier est créée à Chambéry », et que « les secours s’organisent par l’intermédiaire de collectes de vêtements chauds et de livres » mais aussi par « l’envoi de colis collectifs plus faciles à distribuer ». Pour faciliter les contacts, outre la Croix rouge, une direction du service des prisonniers a été créée. Le Journal du Commerce permet de suivre la mise en place du Comité de la Croix rouge dans le canton d’Albens. La réunion constitutive du comité cantonal se déroule fin novembre 1941 à Albens (salle de la mairie), fin décembre de la même année, le comité cantonal est prêt à fonctionner.

La grande rue dans laquelle est situé le Comité de la Croix-Rouge (archive Kronos)
La grande rue dans laquelle est situé le Comité de la Croix-Rouge (archive Kronos)

Le même journal (21 décembre) en précise les modalités : « Dès que l’envoi des colis sera de nouveau autorisé, le magasin situé à côté de la mercerie Brunet sera ouvert tous les lundis. Le comité se chargera de la confection des colis, les familles pourront apporter les denrées et objets qu’elles désirent adresser à leur prisonnier. Pour compléter les colis, elles trouveront au magasin de la Croix-Rouge, à titre remboursable : biscuits de guerre, chocolat, conserves de viande, sardines, crème de gruyère, saucisson, sucre, savon, cigarettes ». Il ne nous est pas possible de vérifier si cette liste alimentaire était véritablement effective. On peut toutefois savoir, grâce à la lettre de Francis A., quels produits pouvaient être expédiés par sa famille et à quel point ils étaient attendus : « Je ne reçois pas vite vos colis pourtant nous n’avons pas trop à manger, deux soupes de un litre par jour très peu épaisse, 320 grammes de pain, il y en a à peu près gros comme le poing et 200 grammes de margarine par semaine. Dans vos colis vous pouvez mettre des haricots, farine, châtaignes, beurre, ce que vous pouvez trouver à manger, dans ce Kommando je peux le faire cuire, il y a du feu ». Dans toutes les communes on se préoccupe du sort des enfants du pays que le drame de la défaite retient prisonniers loin de leur famille.

À l'Hôtel de la Gare on pense aux prisonniers (archive privée)
À l’Hôtel de la Gare on pense aux prisonniers (archive privée)

Dès 1941, il n’y a pas un mariage à Cessens, Albens, Saint-Germain, La Biolle, Chanaz, Saint-Ours et ailleurs qui ne s’accompagne d’une souscription, d’une collecte ou d’une quête au profit de l’œuvre des prisonniers de guerre. On lit même, en décembre de la même année, dans le Journal du Commerce qu’à l’occasion de leur 37ème anniversaire de mariage « les propriétaires de l’Hôtel de la Gare… ont voulu communiquer un peu de ce bonheur fugitif à nos chers prisonniers » en organisant une collecte à leur intention. Les sommes récoltées sont le plus souvent de l’ordre de quelques centaines de francs mais elles peuvent atteindre des niveaux plus élevés lorsqu’il s’agit de dons (de 500 à 1 000 francs). Elles sont reversées le plus souvent à la Légion française des combattants qui organise localement l’aide aux prisonniers avant la mise en place du comité de la Croix-Rouge. On relève parfois des initiatives individuelles comme à Saint-Germain le don fait par un négociant en bois ou encore à Saint-Girod, le geste d’un ancien combattant de 14/18 qui « à l’occasion de la perception de son premier coupon de retraite a remis en mairie 25 francs pour les prisonniers ».

À partir des divers articles du Journal du Commerce, on prend conscience de la variété des acteurs de cet élan de solidarité. En juin 1942, ce sont les jeunes de la JAC et de la JACF qui organisent trois séances récréatives au Foyer Albanais (voir article sur le cinéma) dont la recette est destinée à la confection de colis pour les 28 prisonniers de guerre de la commune. Toujours au Foyer, c’est la Société Chorale d’Aix-les-Bains qui, suite à son gala de juin 1942, reverse les 800 francs de la soirée au profit des prisonniers. À Brison-Saint-Innocent, ce sont les boulistes qui s’organisent pour verser 50 francs aux familles de chacun des 9 prisonniers du village. Quant aux onze prisonniers de guerre de Saint-Germain, ils bénéficient de la générosité des anciens combattants. Les équipes de foot sont aussi de la partie en organisant des rencontres au profit des prisonniers. Ces actions de solidarité donnent parfois lieu à des situations étonnantes. C’est le cas pour les chasseurs de La Biolle qui, en novembre 1941 organisent une battue afin de vendre le gibier tué au profit des prisonniers. Hélas, ces jours là, point de gibier. La suite est relatée par le Journal du Commerce : « Les chasseurs de La Biolle ont jugé, à défaut de lièvres et de grives qu’ils pouvaient apporter tout de même une modeste contribution à cette œuvre. Une collecte faite parmi les disciples de St-Hubert de la commune rapporta 400 francs… ». Dans un autre article on mesure l’importance de la chasse et la valeur du gibier à propos de ce fait divers : « Un lièvre tué un jour où la chasse était interdite ayant été remis à la Société de chasse, celle-ci l’a mis aux enchères. Le lièvre a été adjugé 400 francs qui ont été reversés au profit de l’œuvre des Prisonniers de Guerre ».
Dans toute la zone dite « libre », la population a longtemps espéré le retour rapide des prisonniers, bercée en cela par l’espoir placé dans le gouvernement de Vichy. Mais tout au long de l’année 1942, cet espoir faiblit fortement. La synthèse des rapports des préfets (consultable en ligne) révèle dès janvier 1942 que « Les populations aspirent à ce que la paix revienne le plus tôt possible, ce qui hâterait le retour des prisonniers et la fin de leurs souffrances. L’opinion continue de souhaiter la défaite de l’Allemagne. Elle interprète les évènements qui se déroulent sur le front russe comme le premier signe d’un renversement de la situation en faveur des Alliés ». La famille de Francis A. est bien informée des souffrances qu’il endure par sa lettre de janvier 1942 : « la bronchite que j’ai eue m’a laissé un peu d’asthme, si vous pouvez voir le pharmacien et lui dire que j’ai la respiration assez pénible et sifflante surtout quand le temps veut changer, s’il pouvait vous donner quelque chose pour faire passer ces crises je serais bien heureux, ici je ne trouve absolument rien et il n’y a pas moyen de me faire réformer ». Son retour ainsi que celui des centaines de milliers d’autres semble s’éloigner avec le retour de Laval au pouvoir à Vichy en avril 1942. C’est la fin des illusions lorsqu’en juin, il annonce la Relève et souhaite la victoire de l’Allemagne. Cette nouvelle politique fait l’objet d’une intense propagande auprès des familles et des femmes.

« Ces lignes ont été écrites pour vous » affiche 1942 (collection privée)
« Ces lignes ont été écrites pour vous » affiche 1942 (collection privée)

La Relève consiste à envoyer en Allemagne trois ouvriers contre le rapatriement d’un prisonnier. Les volontaires sont très peu nombreux. Cette politique se durcit encore avec la création du STO (service du travail obligatoire) en 1943 puis avec l’occupation par les Allemands de la zone sud. Les réfractaires se multiplient dénotant, écrit Yves Bravard : « la tendance de l’opinion savoyarde à basculer plus nettement encore dans l’opposition au régime de Vichy ». Désormais, dans la presse, les prisonniers de guerre sont moins présents, non pas que les familles et la population les aient oubliés mais parce que à nouveau les malheurs de la guerre (bombardements, arrestations, persécutions) occupent le premier plan.

Les deuils et les ruines s'amoncellent en Savoie (collection privée)
Les deuils et les ruines s’amoncellent en Savoie (collection privée)

Les bombardements visent principalement les grandes villes et les centres industriels, les communications ferroviaires et les gares de Savoie et de Haute-Savoie. Ce sont les bombardements de Modane à l’automne 1943 qui vont plonger les populations urbaines de la Savoie dans la terreur aérienne. Le 16 septembre, 300 avions américains déversent sur Modane ville un tapis de bombes pour détruire les infrastructures ferroviaires. On dénombre 60 morts, 150 blessés et 300 maisons détruites. Le plus terrible pour la population sera l’attaque de Modane gare dans la nuit du 10 au 11 novembre. C’est la RAF qui intervient, détruisant en grandes parties les installations ferroviaires et faisant 8 victimes civiles. D’après des témoignages, certains habitants de Modane et de Lanslebourg seraient venus se réfugier dans l’Albanais.
En 1944, les mois de mai et juin, allaient être des moments terribles pour les civils. Le 10 mai, Annecy est bombardée une nouvelle fois, les Alliés détruisant une importante usine de roulements. Le 26 mai, c’est Chambéry qui se trouvent sous les bombes américaines.

Le lycée de Jeunes Filles partiellement détruit (collection privée)
Le lycée de Jeunes Filles partiellement détruit (collection privée)

Dans « Lumière au bout de la nuit », l’écrivain Henry Bordeaux décrit le bombardement : « De ma galerie je voyais venir les avions, comme des points blancs dans le soleil, mais je les entendais plus encore que je ne les voyais. Ils passaient par escadres de 40 ou 50. Malgré l’alerte j’espérais qu’ils traverseraient notre ciel sans arrêt… Puis, subitement, une série de bombes sur Chambéry, pendant près de dix minutes, et aussitôt des colonnes de fumée noire. Chambéry fut couverte d’un immense voile de deuil ». La ville est particulièrement touchée par le raid de 72 avions B24 qui en quelques minutes déverse 720 bombes. L’historien A. Palluel-Guillard donne les précisons chiffrées suivantes : « 120 morts immédiats, 300 blessés dont un tiers ne put survivre, 3000 sinistrés, un quart de la vieille ville anéanti par les bombes et les incendies ». Au Lycée de jeunes filles en partie détruit, on compte quatre personnes décédées : la sous- intendante, une maîtresse d’internat, la cuisinière et une de ses aides. Des personnes de passage comptent parmi les victimes comme nous l’apprend le Journal du Commerce : « M. C. Eugène, cultivateur, du hameau d’Orly (Albens), s’était rendu à Cognin. C’est à son retour, accompagné de son fils, en traversant Chambéry qu’il a été atteint par un éclat de bombe. Monsieur C, ancien combattant de la guerre de 1914-18, était très estimé ». Quant au nœud ferroviaire qui était la cible véritable, les dégâts sont importants mais pas à la hauteur de « l’investissement ». On trouve dans un article de « Rail Savoie » les précisions suivantes : « Les installations ainsi que les locomotives présentes sont fortement endommagées, surtout au niveau du dépôt. Sur 54 locomotives présentes, 24 électriques et 15 vapeurs sont détruites ».

La gare touchée (collection privée)
La gare touchée (collection privée)

« Durant tout le printemps, on dormit mal dans les villes de Savoie » écrit A. Palluel-Guillard dans « La Savoie de la Révolution à nos jours ». Dans la presse, les bonnes attitudes en cas d’alerte sont régulièrement rappelées. « En raison des graves évènements qui se sont produits à Chambéry et en Maurienne » lit-on dans un numéro du « Petit Savoyard » du mois de juin, « la population doit prendre diverses mesures : ouvrir les fenêtres et les portes intérieures des appartements…S’assurer que l’on a préalablement muni ses poches ou son sac à main d’un peu d’argent, de ses cartes d’alimentation et surtout pièces d’identité. Les valises (une par personne) doivent toujours être prêtes, car ce n’est pas au moment de l’alerte qu’il faut songer à les préparer… Tout ce qui précède étant fait, on peut gagner rapidement l’abri ou se disperser dans la campagne, mais en s’éloignant des voies ferrées et des routes nationales ».

Principaux bombardements - 1943/44
Principaux bombardements – 1943/44

Le bombardement de Saint-Michel le dimanche 4 juin, qui fit quatre victimes et 150 maisons détruites, compte parmi les derniers bombardements de la guerre en Savoie. La presse insiste sur le côté « sacrilège » de l’opération « au moment où se célébrait la cérémonie de Première Communion » mais précise que « le nombre des victimes est minime en raison des précautions prises par la population ».
Dans la foulée des débarquements de Normandie puis de Provence, les populations civiles se trouvent prises dans la furie des combats. Massacres perpétrés par l’occupant allemand aux abois, exécutions sommaires et vengeances qu’occasionne la guerre « Franco-française » allongent la liste du martyrologue des Savoyards. « Au total, en Savoie », peut-on lire dans Rail Savoie, « les combats et les bombardements coûtent la vie de 1632 personnes, 4070 personnes sont sinistrées suite aux incendies et 7200 suite aux bombardements des alliés ».
Fin 1945, quand l’heure des comptes démographiques sonne, un constat s’impose : à l’image du pays, la Savoie est certes un champ de ruines (destructions urbaines, communications détruites) mais sa population est entrée dans une phase dynamique qui parviendra à rapidement effacer ses pertes humaines à l’inverse de ce qui s’était passé après la terrible saignée de la Grande Guerre.

Jean-Louis Hebrard

Être jeune sous Vichy : les chantiers de jeunesse

Officialisés par la loi du 31 juillet 1940, les chantiers de jeunesse sont un service civil obligatoire, venant remplacer la conscription militaire supprimée et mobilisant durant une période de huit mois les jeunes Français de 20 ans. Souvent installés en pleine nature, au « vert », ils conservent une organisation « quasi militaire » qui va laisser des souvenirs variés auprès des classes 41 et 42. Sous la direction du général de La Porte Du Theil, son fondateur, les chantiers couvrent tout l’espace de la zone libre qui est découpé en six provinces dont celle « Alpes-Jura » qui nous concerne. La province comprend un certain nombre de groupements numérotés comprenant entre 1500 et 2000 hommes parmi lesquels le groupement n°7 basé à Rumilly et le n°8 installé au Châtelard.

1942 Almanach (collection privée)
1942 Almanach (collection privée)

Entreprise politique et idéologique, les chantiers doivent participer à la formation morale et physique selon Vichy. Créé en septembre 1940, le groupement du Châtelard a pour nom « La relève » et pour devise « France Debout ». Il compte onze groupes dont tous les noms font référence à de grandes figures de l’histoire de France censées affermir le moral de la jeunesse et pousser au dépassement : Lyautey, Roland, Bayard, Mermoz, Guyemer, Charcot… C’est par la correspondance, objet d’une intense surveillance, que l’on peut se faire une idée du ressenti de la jeunesse. L’historien Yves Bravard dans son ouvrage « Les Savoyards et Vichy » donne des extraits de ces correspondances dont cette carte postale écrite en juillet 1941 dans un des groupes du Châtelard : « Tu me demandes des détails sur les chantiers. J’aurais des milliers de choses à te dire : le principe des chantiers pourrait être le principe d’une rénovation de la France ; en fait, ils sont entre de très mauvaises mains… Au lieu de faire des choses passionnantes, la bonne volonté des types est usée par des mesquineries d’une discipline quotidienne, tatillonne et insupportable. À côté de ça, les jeunes voient certains chefs qui ne font rien, sinon les commander, mais s’envoient des gueuletons et des permissions… ».
Le côté très militaire de la vie des chantiers est l’objet de bien des réserves. Dans une missive adressée à ses parents, un jeune du groupement de Rumilly relate son arrivée : « depuis la piqûre qu’on a eu avant-hier on a presque rien fait ; aujourd’hui on a fait un peu de marche et on a eu inspection des costumes et du paquetage. J’ai retrouvé plusieurs copains… on va tous dans le même camp ». A-t-il été affecté au camp « La Remonte » ? Si tel a été le cas, il va falloir que ses copains et lui-même apprécient la vie au grand air et les travaux de bûcheronnage comme le donne à voir cette carte postale du chantier de Rumilly, sous-titrée « En forêt, l’abattage des arbres ».

Carte postale extraite d'un livret (collection privée)
Carte postale extraite d’un livret (collection privée)

Les éditions Cuisenier à Lyon se sont spécialisées dans la réalisation de livrets photographiques présentant les différents chantiers de jeunesse. Dans celui concernant le groupement du Châtelard on découvre une coupe réalisée au col des prés. Les hommes sont pris en photo devant les énormes stocks de bois qu’ils ont descendus des hauteurs environnantes. Les hommes du groupement de Rumilly sont à la fin de l’abattage, maniant la cognée, ébranchant. L’effort doit être intense car beaucoup ont tombé la veste pour travailler plus à l’aise. Ce bois destiné ensuite à la fabrication du charbon de bois servira à l’alimentation des gazogènes dont nous avons parlé dans un article précédent. Les groupes du Chantier « Le Fier » de Rumilly portent tous des noms qui « fleurent bon » la vie au grand air : Grand Nord, Hurlevent, La Remonte, Le Dru, Sur le Rocher. Ils sont installés pour la plupart sur les pentes du Clergeon qui conservent encore, pour ceux qui savent les retrouver, des vestiges des travaux réalisés par ces jeunes hommes. C’est le cas d’un réservoir situé du côté des Chavannes comportant une plaque de béton de petite dimension (45/90 cm) arborant l’insigne du groupement n°7 et la date de sa réalisation en juillet 1941.

Plaque ornant un réservoir (collection privée)
Plaque ornant un réservoir (collection privée)

On est en droit d’imaginer que l’alimentation devait être à la hauteur des efforts physiques fournis. Un article de l’Almanach de la légion (année 1942) contient ce bilan peu rassurant sur l’état de santé des jeunes sortants des chantiers : « La santé physique n’est pas en moins bon état : les trois quarts des jeunes hommes ont augmenté de poids ». Ces chanceux ont dû appliquer le système débrouille que relate ce jeune dans un courrier à la famille : « Voilà, je me suis planqué. Je suis commis au magasin de ravitaillement, donc je me ravitaille… Pour le pinard, ça va mieux, je vais aux cuisines quand j’ai soif… Enfin, je crois que maintenant je suis sorti du trou et j’espère que la planque durera ». Quant aux autres ils connaissent le sort commun de ceux qui rapportent en 1941 que « la nourriture est de plus en plus défectueuse, le pain que nous mangeons maintenant est immangeable ».

Les jeunes des chantiers lors de la venue de Pétain à Rumilly
Les jeunes des chantiers lors de la venue de Pétain à Rumilly

Ces jeunes des chantiers sont rassemblés par milliers lors des nombreux déplacements qu’effectue le chef de l’État tout au long des années 1941/42. Le « Nouvelliste » de Lyon consacre un numéro spécial à la venue de Pétain en Savoie, les 22 et 23 septembre 1941. Cinq photographies illustrent la page réservée à son passage à Rumilly avec ce commentaire : « Le Maréchal reçoit l’hommage enthousiaste de la population paysanne et le salut discipliné des jeunes des chantiers ». Au garde à vous, écoutant « les consignes du Maréchal », ils n’ont pas du pouvoir parler de leurs difficultés à vivre dans les chantiers, des questions de nourriture. Pourtant, il fut un temps où, selon la légende, Pétain s’occupait du rata du soldat. Les temps ont changé. Le contenu d’une carte postale écrite à propos du passage de Pétain à Grenoble six mois auparavant est plus révélatrice : « Mardi 18 mars toute l’équipe est allée à Grenoble afin de prendre part au défilé devant le Maréchal Pétain, une vraie corvée… J’ai vu le Maréchal Pétain d’assez près… Il n’y avait pas d’enthousiasme. » (texte cité par Yves Bravard).
Bientôt les nuages de 1943 vont obscurcir l’avenir de la jeunesse avec trois lettres porteuses de nouvelles servitudes : STO. Le temps des réserves critiques allait céder la place à celui des réfractaires.

Jean-Louis Hebrard

Être jeune sous Vichy : chantiers et autres organismes

La politique du gouvernement de Vichy se caractérise par un intérêt tout particulier vis-à-vis de la jeunesse qui est soumise à une intense propagande visant à en faire le symbole de la France nouvelle. L’aspect le plus connu aujourd’hui reste la création des Chantiers de Jeunesse mais il ne faut pas oublier non plus la mobilisation des instances sportives. Pour cette jeunesse sous surveillance, il y a aussi le plaisir de pouvoir se retrouver dans les organisations catholiques créées avant la période de Vichy, comme la JAC (Jeunesse Agricole Catholique) et son pendant féminin la JACF. Nous allons voir, à partir des articles relevés dans le Journal du Commerce tous ces organismes à l’œuvre entre 1940 et 1942. Par la suite, la conjoncture politique et militaire devenant plus tendue nous sommes moins en mesure de suivre leurs actions auprès de la jeunesse.

Dans la France de l’époque, les jeunes sont fortement incités à faire du sport. C’est une tendance qui s’est mise en place dès les années 30 mais qui prend de l’importance après la défaite de 1940. Il faut préserver nos jeunes, affirme le pétainisme, « de ces causes de dégradation de leurs énergies » en leur insufflant « le goût de l’effort ». C’est la tâche qui est assignée dès sa création en juillet 1940 au Commissariat général à l’éducation générale et sportive avec à sa tête le célèbre joueur de tennis Jean Borotra. La « sportivisation de la société vichyste », comme l’écrit l’historien Christophe Pécout, dans « Le sport dans la France du gouvernement de Vichy » (consultable en ligne) se manifeste à travers l’importance accordée à l’obtention du brevet sportif. Le Journal du Commerce en 1941 consacre plusieurs articles aux épreuves qui se déroulent à Albens. Dès les mois de mai/juin on invite les jeunes à s’entraîner : « Tous les jeunes gens et jeunes filles du canton qui désirent passer les épreuves du Brevet sportif national sont priés d’assister aux séances d’entraînement qui ont lieu chaque semaine : mardi, jeudi et vendredi à 20h45 ». L’entraînement se déroule sur le terrain du champ de foire où les candidats sont pris en main par le moniteur de l’Union Sportive d’Albens.

Le champ de foire bien visible sur cette vue aérienne (archive privée)
Le champ de foire bien visible sur cette vue aérienne (archive privée)

Après deux mois d’entraînement soutenu, le temps des épreuves est venu : « Nous rappelons que dimanche 3 août à partir de 15h, se dérouleront sur le terrain du Champ de Foire les épreuves du brevet sportif national. Nous sommes persuadés qu’un nombreux public assistera à cette manifestation ». Ces épreuves donnent lieu à une véritable cérémonie officielle en présence des « autorités ». Sont présents, bien en place sur le champ de foire aménagé pour l’occasion, le maire d’Albens, le directeur des écoles, le vice-président de la légion. Sont aussi venus honorer « cette solennité sportive, Mme la Doctoresse, M. l’abbé, des membres de la municipalité, le chef de Brigade de Gendarmerie, le président de l’Union Sportive Albanaise », détaille le Journal du Commerce. À 15 heures, les quatre-vingt-six candidats « alignés sur le champ de foire … répondent à l’appel de leur nom. Puis, les couleurs sont hissées, pendant que retentit la sonnerie au drapeau ». Les épreuves terminées, vient le temps des remerciements officiels et du vin d’honneur puis celui du palmarès : « Sur 86 candidats présentés, 10 furent éliminés. Cette journée sportive laissera à tous un profond souvenir et un encouragement pour le développement physique des enfants… comme le veut le Maréchal Pétain ». Le sport est un devoir pour une jeunesse bien prise en main. Le gouvernement de Vichy décide souverainement ce qui est bon pour elle et ce qui ne l’est pas comme se sera le cas pour le foot. Nombreuses sont alors les rencontres organisées dans la région. Celles qui se déroulent à Albens, le dimanche 22 juin 1941 retiennent l’attention. Dans le Journal du Commerce est d’abord annoncée la rencontre qui opposera « l’Union Sportive d’Albens à l’équipe l’Espoir du Camp de Jeunesse de Rumilly ». La rencontre qui suit est plus étonnante puisque « pour la première fois un match féminin … opposera les Cyclamens de Rumilly aux Bleuets d’Annecy ». L’annonce se conclue par une appréciation bien dans l’air du temps parlant d’une « manifestation sportive qui ne manquera ni de charme ni d’intérêt ».
Il est à supposer que cette première rencontre dut être la dernière puisque le régime de Vichy allait interdire le foot féminin fin 1941.

Le groupe de la JACF d'Albens vers 1941 (archive privée)
Le groupe de la JACF d’Albens vers 1941 (archive privée)

Pour cette jeunesse qui vit alors sous le contrôle constant et étroit des adultes, il existe aussi les organismes de l’Action catholique qui proposent de nombreuses activités et occasions de s’investir. Depuis la fin des années 30, les organisations agricoles et ouvrières ont pris de l’importance dans tout l’Albanais. À Rumilly, on trouve la Jeunesse Ouvrière Catholique et dans les environs plus ruraux, la Jeunesse Agricole Catholique et son correspondant féminin la JACF. Voyez ces jeunes filles de la JACF locale qui posent en 1941 devant l’église d’Albens. Elles sont une trentaine portant la tenue des jacistes, béret noir, corsage blanc, jupe foncée, cravate avec l’insigne du mouvement. Bien au centre de la photographie, à l’arrière, on distingue le fanion. Adolescentes ou jeunes filles plus âgées, elles entourent une jeune femme en tenue de ville. Pourrait-il s’agir de Philomène Rogès, active formatrice du mouvement ? Serait-elle venue, à la demande de l’abbé Floret (à droite du cliché) pour guider le tout nouveau groupe jaciste d’Albens ?

L'insigne de la JACF (croix que traverse un épi)
L’insigne de la JACF (croix que traverse un épi)

C’est un engagement exigeant de la part de ces jeunes filles qui voient là une possibilité de rompre avec le cafard du dimanche après-midi mais surtout, en se formant collectivement, de pouvoir « s’affirmer » à travers d’innombrables activités, fêtes et actions. L’historien Christian Sorrel, dans son ouvrage « Les catholiques savoyards », rapporte cette très parlante remarque de Philomène Rogès : « Dans ce milieu clos qu’était le monde rural, ce fut une révolution ». On peut s’en persuader à la lecture de la devise des jacistes d’Albens : « Fières, Fortes, Joyeuses, Conquérantes ». En octobre 1941, un article du Journal du Commerce annonce qu’à « l’occasion de son entrée dans le mouvement national les groupes de jeunesse JAC et JACF organisent pour dimanche 26 octobre une grande fête ». Ce court texte est l’occasion de voir dans quel contexte va se dérouler cette « Fête de la Jeunesse » et comment les jeunes peuvent prendre certaines actions en main. Dans la première partie de la journée, l’Église et les autorités vont cordonner les cérémonies comme le précise le journal : « Dimanche à 9h45 place de L’Église, salut aux Couleurs, suivi à 10 heures de la messe des Paysans avec offrande des fruits de la terre ». On conserve quelques clichés donnant à voir la cérémonie au drapeau devant l’église ainsi que l’offrande des fruits de la terre. Sur l’un d’eux, quatre garçons de la JAC portent gaillardement sur leurs épaules un brancard sur lequel a été posée une charrue.

Célébration du monde paysan (archive privée)
Célébration du monde paysan (archive privée)

Pour le reste de la journée, les jeunes vont reprendre la main en organisant réunion et spectacle : « À 14h30 au Foyer une grande réunion rassemblera particulièrement la Jeunesse du Canton et des environs. Cette réunion sera constituée par une série de tableaux vivants des chants et des danses dans lesquels les Jacistes feront passer tout leur idéal et leur programme ». On voit là tout ce que ce mouvement apporte de nouveaux auprès d’une jeunesse rurale en lui donnant l’occasion de s’exprimer à travers des pièces de théâtre, des scénettes, des danses et des chants. Un cliché publié par l’historien Christian Sorrel dans son ouvrage nous montre « une danse jaciste à Massingy en 1942 ». Les jeunes s’inspirent aussi de brochures du type « Cent jeux pour les veillées » pour nourrir leurs animations. On y propose des jeux d’adresse, d’observation mais aussi des sujets de petites pièces à jouer comme Jeanne d’Arc et ses voix, Napoléon au pont d’Arcole, le serment des Horaces.
Cette jeunesse qui connaît un encadrement permanent dans ses loisirs comme dans la pratique du sport va devoir aussi répondre à l’appel obligatoire des chantiers de la jeunesse. Elle va y être soumise à un conditionnement orchestré par le gouvernement de Vichy comme on peut le lire dans un almanach de 1942 : « Les Chantiers sont devenus l’un des éléments essentiels de la Révolution Nationale en ce qu’ils insufflent à la Jeunesse de France l’esprit nouveau qui procurera le relèvement de la Patrie ». Une prise en main qui sera abordée dans un prochain article.

Jean-Louis Hebrard

Le temps des tickets de rationnement

Depuis quelques années, les légumes d’antan font leur retour. Topinambours, rutabagas et autres légumes oubliés sont devenus les vedettes des médias. « Recette de gratin de rutabagas et topinambours allégé, facile et rapide à réaliser, goûteuse et diététique », tel est le titre d’accroche d’un site de cuisine sur internet. La radio et la télévision ont aussi emboîté le pas avec des sujets comme « Topinambours et rutabagas : le retour des légumes oubliés » ou encore « De l’oubli aux tables des restos : le retour des légumes anciens ».

Quelques topinambours achetés dans le commerce
Quelques topinambours achetés dans le commerce

Les générations nées après 1945 ont du mal à réaliser aujourd’hui à quel point ces légumes peuvent conserver une image négative dans la mémoire des anciens, de tous ceux qui ont connu entre 1940 et 1945 le temps des privations.
Dans un livre sur « La France de Munich à la Libération », l’historien Jean-Pierre Azéma intitule un chapitre « Au ras des rutabagas » dans lequel il rappelle que ce légume « qui ne tenait pas au ventre mais dont les consommateurs urbains eurent pourtant une indigestion pour leur vie durant » était alors le pilier d’une « gastronomie du maigre ».
C’est que depuis la défaite de 1940 et les terribles conditions de l’armistice, le problème de la nourriture est devenu une préoccupation quotidienne.

Illustration extraite de l'almanach de la Légion française des combattants (archive privée)
Illustration extraite de l’almanach de la Légion française des combattants (archive privée)

En Savoie comme dans toute la zone dite « libre » on passe rapidement de l’abondance à la pénurie du fait de l’interruption des échanges traditionnels, du blocus anglais et surtout des prélèvements de l’occupant. Pour s’adapter à cette nouvelle situation, l’État français s’appuyant sur les services du « Ravitaillement général » réglemente la consommation, organise le rationnement : dès septembre 1940, le pain, le sucre et les pâtes sont concernés ; suivent à l’automne presque toutes les denrées alimentaires, mais aussi les vêtements, les chaussures, le savon, les matières grasses, le charbon… La valse des cartes avec leurs tickets de toutes les couleurs débutait et allait conditionner la consommation pour des années. En cas de perte de ce précieux sésame, il ne reste plus qu’à lancer un appel dans la presse et à compter sur la probité des personnes. C’est ce que l’on peut lire en juin 1941 dans un encart du Journal du Commerce « Il a été PERDU entre les communes de Thusy, Hauteville et Rumilly, une CARTE d’ALIMENTATION au nom de M. LENCLOS Robert – La rapporter contre récompense au Café de la Gare à Hauteville-sur-Fier ».

Des points pour du textile – carte de 1942 (archive privée)
Des points pour du textile – carte de 1942 (archive privée)

Lire attentivement la presse permet de ne pas être le dernier à apprendre que tel ou tel produit va être disponible ou que les cartes qui permettent son obtention viennent d’arriver. « Les familles qui n’ont pas reçu la carte supplémentaire de savon pour enfant de moins de trois ans », lit-on dans le Journal du Commerce du 16 mars 1941, « sont priés de la retirer à la Mairie au plus tôt ». Cette information ne concerne que les familles ayant des enfants en bas âge. En effet, toutes les attributions de produits alimentaires ou autres variaient alors en fonction des onze catégories entre lesquelles étaient répartis Français et Françaises qui sont symbolisées par des lettres. L’annonce du journal pour la carte de savon concerne la catégorie E (enfants de moins de trois ans). Les anciens de plus de 70 ans forment la catégorie V. Ce sont les catégories concernant les jeunes qui restent encore dans les mémoires, les J (dont les J3 de 13 à 21 ans). Les adultes de 21 à 70 ans constituent la catégorie A à l’intérieur de laquelle les travailleurs de force et les femmes enceintes avaient droit à des rations supplémentaires.
Des rations qui permettent alors d’avoir « la ligne haricot » sans difficulté. En 1941, la ration de pain quotidienne varie de 200 grammes pour les personnes âgées et les jeunes enfants à 275 grammes pour les adultes, seuls les jeunes gens et les travailleurs de force bénéficient de 350 grammes. « Comme ravitaillement », écrivent les Clerc-Renaud à leurs cousins, « on touche 40 grammes d’huile, 50 grammes de beurre par mois, 120 grammes de viande par semaine ».
Partout on a appris à faire la queue en arrivant au bon moment, ni trop tôt ni surtout trop tard.

ATTENDRE : illustration tirée de l'Almanach de la Légion française des combattants (collection privée)
ATTENDRE : illustration tirée de l’Almanach de la Légion française des combattants (collection privée)

La ménagère doit déployer des trésors d’ingéniosité pour faire bouillir la marmite. On n’est pas en reste pour lui prodiguer conseils et recettes afin de lui permettre de « cuisiner avec rien ». Les soupes et potages sans pommes de terre font l’objet de nombreuses recettes : potages aux miettes de pain, potages à la farine grillée, potages aux boulettes. Les herbes aromatiques sont très sollicitées. « Le thym et le laurier », lit-on dans un livre de cuisine, « doivent être de toutes vos cuissons. L’absence de beurre en sera moins sensible aux convives ». Le même ouvrage aborde aussi le remplacement des corps gras dans la mayonnaise en utilisant de la fécule ou en l’additionnant de toutes sortes de sauces, en particulier d’oignons crus ou cuits, de piments, de tomates. Fini le gaspillage, on coupe en fine tranche, on utilise les moindre épluchures et particulièrement celles des très rares pommes de terre. « Quand je pense à la guerre », raconte aujourd’hui une personne qui avait alors cinq ans, « il m’arrive de regarder le livre de recettes de ma mère. Qu’y vois-je : fabrication de savon, conservation des œufs dans des toupines avec du silicate de soude, des galettes avec de la farine et de l’eau ».

Affiche (manuel scolaire de collège)
Affiche (manuel scolaire de collège)

La viande est aussi une denrée difficile à se procurer. Dès 1941, le Journal du Commerce fait passer cette information : « La clientèle des bouchers et charcutiers du canton d’Albens est informée que les inscriptions se feront chaque mois avant le 10. Prière d’apporter les cartes de viande pour enlever la vignette qui assurera le contrôle. Passé ce délai, les consommateurs auront des difficultés pour s’approvisionner. Les consommateurs ont le libre choix de leurs boucher et charcutier ». Pour palier au manque, il reste l’élevage des poules et des lapins que l’on pratique dans un coin de son jardin lorsqu’on en possède. Mais il faut alors bien surveiller son cheptel car les vols se multiplient. « À une cadence qui est loin d’aller en ralentissant », lit-on dans le Journal du Commerce, « les vols de poules et de lapins se succèdent dans la région. Dernièrement, ce fut un cultivateur du hameau de Saint-Girod, monsieur P. David, qui eut un matin la désagréable surprise de constater que trois de ses lapins avaient disparu. N’ayant aucun soupçon, monsieur P. déposa plainte contre inconnu ».
Reste le système D, c’est-à-dire le marché noir et ses filières plus ou moins bonnes. On le voit apparaître dans la presse, au détour de petits articles comme celui-ci qui rapporte une arrestation en gare d’Aix-les-Bains en 1941 : « Au cours d’une surveillance exercée en gare, les gendarmes de notre ville eurent leur attention attirée par un jeune homme qui avait de la peine à porter une valise aux dimensions respectables. Justement intrigué, le chef invita le jeune homme à lui exhiber le contenu de la valise. Quelle ne fut pas la surprise du gendarme en découvrant, au lieu et place de linge, deux jambons ». L’aventure du jeune homme se terminera d’une autre façon que celle relatée dans « La traversée de Paris ». Par delà les images véhiculées par les films des années d’après guerre, c’est bien l’économie de pénurie avec ses tickets de rationnement qui reste parmi les marqueurs forts de cette sombre période.

Jean-Louis Hebrard

Le dessèchement des marais d’Albens : engins et gros travaux

Lorsque le chantier de chômage a terminé son travail en 1942, ce sont deux grosses entreprises qui prennent la relève. Josette Reynaud, dans son article de la RGA précise : « Depuis cette époque le chômage a disparu, et l’œuvre a été continuée par la société SETAL avec deux pelles mécaniques ». Pourquoi cette géographe parle-t-elle de disparition du chômage en 1943 ? C’est sans doute à cause des changements politiques et militaires qui affectent alors la France. En effet, dès novembre 1942, la zone sud est occupée par les Allemands qui permettent à leurs alliés italiens d’étendre leur contrôle sur la partie alpine de Nantua à Avignon et Menton. Puis, en février 1943, c’est le STO (Service du Travail Obligatoire) qui ponctionne la main d’œuvre française au profit du Reich. Plus question d’employer les chômeurs pour les grands travaux de la zone sud. Le temps des entreprises et de leurs moyens mécaniques sonne alors.

Une pelle mécanique de l'entreprise SETAL (archive privée)
Une pelle mécanique de l’entreprise SETAL (archive privée)

Ce sont d’abord les pelles mécaniques de la société SETAL d’Agde qui entrent en action. Elles réalisent la régularisation et le creusement de la Deisse. Le cours d’eau va être calibré, son lit redressé (fini les obstacles et les méandres). Les berges sont relevées, leur sommet compacté pour supporter un chemin de circulation et faire fonction de digue.

Un ouvrier de l'entreprise SETAL pose devant la pelle mécanique (archive privée)
Un ouvrier de l’entreprise SETAL pose devant la pelle mécanique (archive privée)

On possède des clichés montrant les engins de la SETAL. Ce sont des pelles électriques qu’emploie l’entreprise. On distingue bien à l’arrière de la machine une sorte de pylône et de potence supportant sans doute le câble d’alimentation. Le godet de la machine et son bras sont dimensionnés pour pouvoir creuser en profondeur et remuer un gros cubage de terre et d’alluvions depuis la berge. Ces clichés pourraient avoir été réalisés durant l’hiver 1942/1943 au bord de la Deisse. Dans un couvert forestier qui n’a pas encore retrouvé son feuillage, un travailleur chaudement vêtu s’assure de la conformité du travail en vérifiant que la pente de la rivière suive bien la déclivité voulue (1 mm par mètre).
L’entreprise Léon Grosse d’Aix-les-Bains entreprend dans le même temps la réalisation d’ouvrages en béton.

Publicité des années 40 (archive privée)
Publicité des années 40 (archive privée)

On retrouve aux Archives départementales de la Savoie les plans des ouvrages qu’elle a conçus : d’une part les bassins de décantation, d’autre part les ponts. Tous ces ouvrages sont aujourd’hui visibles entre Albens et Braille. Leur structure en béton, leur taille rendent facile leur repérage. Parmi les trois bassins de décantation, celui d’Albens, installé à côté du terrain de foot est le plus grand. D’un volume de 150 m3 environ, placé au droit de la rupture de pente, il a pour fonction de retenir les matériaux arrachés par l’Albenche dans son cours supérieur. C’est en période de crue que l’on peut aujourd’hui se rendre compte de la fonctionnalité de l’ouvrage.

Le bassin d'Albens (cliché de l'auteur)
Le bassin d’Albens (cliché de l’auteur)

Deux autres bassins, plus petits, sont visibles, l’un sur le ruisseau de Gorsy entre Albens et Saint-Girod, l’autre sur le ruisseau de Pégis à Braille. Par leur action, ils contribuent à briser la force du courant quand les torrents sont en crue et à diminuer la charge alluviale arrivant dans la Deisse.
L’entreprise construit aussi une dizaine de ponts sur la rivière et ses affluents entre l’étang de Crosagny et le pont d’Orly en aval. Ces ponts participent alors à l’élaboration d’un réseau routier agricole, contribuant à la mise en culture des terres asséchées.

En direction de Crosagny (cliché de l’auteur)
En direction de Crosagny (cliché de l’auteur)

De nombreux essais ont été tentés dès 1942. Josette Reynaud en dresse l’inventaire dans son article : « Un premier essai de culture a été tenté par la SNCF qui proposa aux cultivateurs la cession gratuite des terrains pour quelque temps en échange de la mise en culture ; elle prend en charge le défonçage ; le feutrage végétal nécessite des labours de 60 cm de profondeur pour arriver aux bons terrains d’argile et calcaire ; en échange elle recueille les produits pendant trois ans. En 1943 la SNCF a occupé ainsi 30 hectares, et pour l’année suivante elle se propose d’en utiliser une centaine plantée en pommes de terre et cultures maraîchères pour le ravitaillement des employés. Déjà en 1942 le chantier rural avait tenté cette expérience sur 5 hectares, et si la première récolte avait été plutôt déficitaire, il n’en pas été de même de la seconde, surtout si l’on prend la précaution d’apporter de la chaux ».
À la Libération, il restait à réaliser le remembrement et la construction des chemins. Une fois ces travaux achevés, dans les années 1950, pas moins de 600 hectares seront rendus à la culture sur le bassin de la Deisse. Ainsi, les immenses marais qui rendaient autrefois le climat albanais malsain avec « ses brouillards si nuisibles aux cultures délicates, arbres fruitiers, vigne et même blé » ne seront plus qu’un mauvais souvenir.
Il faudra attendre la sortie du XXème siècle et la montée des préoccupations environnementales, pour que le regard porté sur les zones humides, devenues réserves de biodiversité, devienne positif.

Jean-Louis Hebrard

À l’école : premier salut aux couleurs

Six mois déjà que le maréchal Pétain, à la tête de l’État français, dirige depuis Vichy la zone libre. Sa politique dite de la « Révolution nationale » cherche à susciter l’adhésion au régime de diverses composantes de la population, anciens combattants, travailleurs de la terre et bien sûr la jeunesse dont on va soigneusement contrôler l’éducation.

Illustration tirée de l'almanach de la « Légion des Combattants » (archive privée)
Illustration tirée de l’almanach de la « Légion des Combattants » (archive privée)

C’est ainsi qu’au début de l’année 1941, à Albens comme dans toute la zone libre, le salut aux couleurs devient une pratique régulière dans les écoles. Cette cérémonie « simple et touchante, » lit-on dans le Journal du Commerce du 15 février 1941, « s’est déroulée lundi dans la cour des écoles à l’occasion du premier salut aux couleurs ». Un photographe a saisi le moment des discours juste avant qu’un élève, au pied du mât, ne hisse le drapeau tricolore. Les grandes fenêtres des classes sont visibles au fond et dans la cour de récréation où se déroule la cérémonie, les arbres n’ont pas encore leurs feuilles.

Albens, la cérémonie du salut aux couleurs (archive privée)
Albens, la cérémonie du salut aux couleurs (archive privée)

Deux groupes occupent l’espace au premier plan : à gauche les scolaires avec leurs enseignants et à droite, derrière le porte-drapeau, disposés en rangs, têtes découvertes, les anciens du village avec les autorités. C’est ce que l’on peut lire dans le Journal du Commerce, où précise le rédacteur : « à l’heure de la classe du matin, tous les enfants avec leurs maîtres et maîtresses étaient rassemblés autour du mât ainsi que la municipalité et la Légion des Combattants ». Ce dernier apporte bien d’autres informations sur la cérémonie, notamment sur le message à l’adresse des élèves et sur le caractère solennel donné à ce premier lever des couleurs : « Le président de la Légion s’adressant aux enfants, dans une éloquente allocution dégagea le sens de cette manifestation et leur demanda de collaborer, par leur travail et leur discipline au relèvement de la France. Une sonnerie de clairons retentit et un élève hisse le drapeau au sommet du mât. À la demande du Président de la Légion une minute de silence est observée ».
Yves Bravard, dans un ouvrage sur « Les savoyards et Vichy » a publié un cliché d’une cérémonie semblable à l’école communale de Saint-Pierre d’Albigny.

Photographie publiée dans « L'histoire en Savoie » n°122
Photographie publiée dans « L’histoire en Savoie » n°122

La Légion des Combattants, création récente du régime de Vichy est avant tout pour le chef de l’État, une « courroie de transmission » destinée à diffuser son message et à faire appliquer sa doctrine. Surnommée par certains « les yeux et les oreilles du Maréchal », la légion va en être surtout « la bouche » dont l’action de propagande civique cherche à communiquer aux Français le « culte des valeurs nationales ». Le chef de la Légion des combattants d’Albens ne demande-t-il pas aux enfants de contribuer au relèvement de la France par leur travail assidu dans la plus grande discipline.
Un réseau serré de sections communales, d’unions départementales puis à partir de 1941 d’unions provinciales permet à la Légion d’être partout présente dans la zone libre. Elle rencontre souvent un écho immédiat écrit Yves Bravard dans son ouvrage, « particulièrement en Savoie, territoire convoité par l’ennemi italien et qui aspirait à participer à une renaissance morale dont on lui vendait les lendemains ». Elle va connaître un certain succès en 1940-41 sous la direction de Léon Costa de Beauregard avant que son évolution vers les horizons plus tragiques de la Milice n’amenuise ses effectifs.
Lors de fréquents rassemblements cantonaux, Costa de Beauregard rencontre les sections communales auprès desquelles il expose longuement le but de la Légion. C’est le cas le 4 mai 1941 lors de sa venue à Albens dont un article du Journal du Commerce nous donne un long compte rendu. Sur la place de l’Église ont été rassemblés la fanfare de La Biolle avec des éléments de la fanfare d’Albens que renforcent les clairons et les tambours des sapeurs-pompiers. Ils vont exécuter durant les cérémonies devant l’église puis au cimetière : les Allobroges, la Marseillaise et diverses sonneries. Près de 500 légionnaires des sections locales se massent aussi sur la place. Avec la population et les enfants des écoles, ils vont assister à l’arrivée de Costa de Beauregard vers 15h. La triple finalité de cette venue ressort bien de l’article de presse. C’est d’abord les honneurs rendus à un combattant de 1940 avec « la lecture de l’élogieuse citation et la remise de la médaille militaire et de la Croix de Guerre à un grand mutilé de guerre. » Puis, c’est le déplacement au cimetière avec dépôt d’une gerbe au monument aux morts où « après la minute de silence a lieu l’émouvante prestation de serment. » Enfin, écrit le journaliste « cette journée trouve son apothéose en même temps que sa signification la plus profonde dans la réunion qui a lieu salle du foyer où M. Costa de Beauregard expose le but de la Légion. Celui-ci le fait de façon paternelle et l’auditoire est conquis par sa simplicité et sa bonté. Son exposé fut vivement applaudi et lorsqu’il termine une ovation monta de toute la salle. La foule acclama le Maréchal, la Savoie et le Chef aimé de la Légion de Savoie. »

Le foyer où se tient la réunion en 1941 (archive Kronos)
Le foyer où se tient la réunion en 1941 (archive Kronos)

Comme l’écrit l’auteur de l’article « cette belle et réconfortante journée ne s’oubliera pas. » On peut supposer qu’elle avait surtout marqué les enfants des écoles. Dans le cas contraire, la Légion pourrait leur proposer des sujets de « devoirs patriotiques » en vue du concours qu’elle organisait alors auprès des écoles.

Jean-Louis Hebrard

L’énorme chantier du dessèchement des marais d’Albens

Lorsqu’aujourd’hui promeneurs et sportifs empruntent à la sortie d’Albens le parcours de santé et les chemins de la forêt domaniale de la Deisse, ils sont loin de savoir que ces aménagements ont été rendus possibles grâce aux travaux entrepris conjointement dès 1941 par l’État Français et un syndical intercommunal nouvellement créé.
Une construction conserve le souvenir de cette période : la « maison forestière » implantée au bord de la D1201 à la sortie d’Albens en direction de Saint-Félix. Rien n’attire particulièrement l’attention, si ce n’est qu’elle est isolée, à la bordure de la forêt des « Grandes Reisses ». La construction s’inspire du style des chalets de montagne avec son toit large et débordant, ses poutres travaillées et son balcon entouré d’une rambarde imposante. C’est de là que furent lancés en 1941 les grands travaux de dessèchement des marais d’Albens.

La « maison forestière » aujourd'hui
La « maison forestière » aujourd’hui

Dans une étude parue dans la Revue de Géographie Alpine en 1944 (consultable en ligne sur le site Persée), la géographe Josette Reynaud explique : « Il a fallu la guerre de 1940 et ses conséquences pour qu’on se tournât vers l’exécution de grands travaux[…] ils ont été entrepris en 1941 avec le chantier de chômage qui comprit jusqu’à 200 personnes ; c’est ce chantier qui a creusé la dérivation de l’Albenche et effectué le travail dans la zone au nord de Braille ».
Ces travaux sont à replacer dans le contexte interventionniste de la France de Vichy et de l’État Français qui lance alors plus de cent chantiers ruraux dans la Zone sud dont ceux des marais du bas Chablais, des digues de l’Arc et de l’Albanais. Un état qui légifère et par la loi du 16 février 1941 permet l’exécution des travaux en autorisant les communes à se substituer aux propriétaires pour l’assèchement des marais. Un syndicat intercommunal est créé regroupant six communes : Bloye, Rumilly, Saint-Félix, Albens, Saint-Girod et Mognard. L’État financera à hauteur de 60%, les 40% restants étant avancés par les communes.

Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)
Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)

À la fin du mois de février 1941, un article du Journal du Commerce avertit les propriétaires des marais qu’ils devront rapidement prendre les dispositions suivantes : « Les travaux d’assainissement des marais de la région d’Albens vont commencer incessamment, un plan sera affiché à la Mairie donnant toutes indications utiles. Les propriétaires dont les arbres seront abattus devront les débiter et les enlever du chantier dans les quinze jours suivant l’abatage, faute de quoi l’arbre deviendra la propriété du Syndicat intercommunal qui en disposera ». Les lecteurs sont en outre informés de l’ouverture en mairie d’un « Bureau du chantier » auprès duquel ils peuvent s’adresser pour « tous renseignements complémentaires ». Les différents propriétaires ne firent pas de difficultés, à l’exception, nous indique Josette Reynaud « de quelques habitants de Brison-Saint-Innocent qui possédaient des terres seulement pour en tirer de la blache ».
Le chantier d’Albens n’est pas le seul à s’ouvrir, en effet l’État français voit dans la politique de grands travaux le moyen de résorber le chômage. C’est ainsi que dès 1941, une centaine de chantier ruraux sont ouverts dans la Zone sud par le « Commissariat à la lutte contre le chômage ».

Cérémonie au drapeau (archive privée)
Cérémonie au drapeau (archive privée)

L’ouverture du chantier d’Albens s’effectue au mois d’avril 1941. Elle donne lieu à une très officielle cérémonie de présentation dont le Journal du Commerce donne le compte-rendu suivant : « Lundi matin a eu lieu au Chantier de l’assainissement des marais en présence de nombreuses personnalités la première cérémonie de la présentation du Chantier au pavillon national. M. Arlin, ingénieur, directeur du Chantier qui présidait la cérémonie expliqua le but de cette réunion. Puis le drapeau national fut hissé par M. Bouvier, croix de guerre 39-40. Un vin d’honneur offert par le Syndicat réunit ensuite les invités et le personnel du Chantier ».

Les ouvriers au travail dans le marais d'Albens (cliché P. Buffet)
Les ouvriers au travail dans le marais d’Albens (cliché P. Buffet)

M. Arlin qui dirige le chantier est un ingénieur sorti de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Il coordonne le travail des 200 travailleurs non qualifiés dont 175 manœuvres venus de toute la zone sud qui vont être employés au creusement de la Deisse, au recoupement de ses méandres, à la rectification générale de son cours. Ils vont aussi travailler dans le marais, divisé en une dizaine de zones dans lesquelles des collecteurs et des fossés vont être creusés transversalement à la pente. Sur une photographie on peut voir une de ces équipes travaillant avec des pelles et des scies pour couper la blache. Le directeur peut aussi compter sur l’appui de vingt-cinq spécialistes, de cinq chefs d’équipe auxquels se rajoutent cinq personnes pour la direction et le secrétariat.
Si la mise en activité de ce chantier donne lieu à quelques plaintes dont certaines pour vol, elle offre aussi de nombreuses opportunités comme la possibilité d’employer un ouvrier pour les travaux de l’agriculture. Le Journal du Commerce dans son édition du 27 avril détaille les conditions auxquelles une telle embauche est possible (durée de la journée de travail, prime de travail, rémunération des heures supplémentaires). Il est précisé que « l’ouvrier demandé sera détaché du chantier qui continuera à le conserver sur ses contrôles et à assurer les charges diverses[…] Les demandes écrites seront adressées au bureau du chantier rural à la Mairie d’Albens ou aux Mairies ».
Comment devait être logée cette masse de travailleurs ? Seules pour l’instant quelques lignes trouvées dans un article du Journal du Commerce permettent de s’en faire une idée. On y parle d’une « cité rurale » avec un « foyer » pour les travailleurs. Ces derniers peuvent se rassembler sur une place avec un mât pour la cérémonie des couleurs. Peut-être existe-t-il dans des archives familiales des documents sur cette cité rurale ? Dans ce cas leurs propriétaires, s’ils le souhaitent, peuvent nous contacter sur le site de Kronos. On ignore également tout de sa localisation.
Le 1er mai 1941, le chantier rural organise une importante cérémonie à l’occasion de la Fête du Travail au sujet de laquelle le Journal du Commerce consacre la semaine suivante un brève mais très informative description.
Ce texte permet en effet de se faire une idée du rôle que joue alors l’une des quatre fêtes majeures du pétainisme. Création du régime, elle s’intitule « Fête du Travail et de la Concorde nationale ». Avec le 14 juillet devenu « La cérémonie en l’honneur des Français morts pour la Patrie », le 11 novembre nommé « Cérémonie en l’honneur des morts de 14-18 et 1939-40 » et la fête des mères devenue « Journée des mères de familles françaises », la « Fête du Travail » contribue à la célébration tout au long de l’année du « Travail, Famille, Patrie », trilogie de l’État français.

À propos de la cérémonie organisée par le Chantier rural d’Albens le 1er mai, le correspondant du Journal du Commerce écrit « À 17h, le pavillon était hissé devant le personnel de Direction et les ouvriers formés en carré qui écoutèrent ensuite dans le foyer de la cité rurale à 17h30 le discours radiodiffusé du Maréchal Pétain. Après une vibrante Marseillaise la direction du chantier offrit au personnel un vin d’honneur ». On perçoit bien la manière dont cette fête contribue fortement au culte du « Maréchal » en ne négligeant aucun moyen de propagande (présence de la presse, écoute du discours de Pétain à la TSF, affiches, portrait du Maréchal).

Affiche de 1941 pour le 1er mai.
Cette fête est aussi le reflet de l’idéologie paternaliste et autoritaire du pétainisme comme le laisse transparaître la fin de l’article : « Généreusement, les ouvriers décidèrent d’offrir à M. le Commissaire à la lutte contre le chômage, pour être remis à l’œuvre de secours aux prisonniers de guerre, une partie de leur salaire de cette journée qui fut caractérisée par l’esprit de concorde, de camaraderie et d’entraide qui règne sur le chantier ». Dans la « cité rurale », on est loin désormais des années « Front populaire ». Vichy a réussi à faire du 1er Mai une fête maréchaliste. Le chantier rural va fonctionner jusqu’en 1942, date à laquelle de grandes entreprises prendront la relève pour exécuter de gros travaux. Ces années feront l’objet d’un prochain article.

Jean-Louis Hebrard

À pied, à bicyclette ou en gazogène : se déplacer en 1940/45

À la fin de l’été 1940, la majorité de la population découvre les rigueurs de la défaite, le rationnement, les déplacements difficiles. L’essence, dont les Allemands ont besoin pour faire tourner leur machine de guerre, est le premier produit à être rationné, suivi par le caoutchouc, le cuir et bien d’autres matériaux. Du coup, la population doit se débrouiller avec les moyens du bord et s’adapter à la situation. S’ouvre le temps des semelles de bois, de la bicyclette et des voitures et camions roulant au gazogène.

Publicité pour semelle découpée dans du bois (1941)
Publicité pour semelle découpée dans du bois (1941)

Finie la marche souple avec de bonnes chaussures de cuir, la propagande de Vichy annonce dès septembre 1940 que « les petits Français seront approvisionnés en galoches », une sorte de bottine montante à semelle de bois. Le manque criant de cuir ne permet plus aux cordonniers de ressemeler correctement les souliers et chaussures féminines. Le ressemelage de bois commence à se répandre en 1941. La publicité pour la semelle « Smelflex » fait la promotion d’un de ces ingénieux systèmes qui voient alors le jour. Faite de bois contreplaqué, cette semelle est censée offrir une grande souplesse grâce aux trais de scie pratiqués dans son épaisseur. En réalité, ce type de semelle rendait la marche peu agréable.
Enregistrée par Kronos en 2010, l’ancienne factrice de Mognard durant la guerre se souvient des multiples démarches qui ont été nécessaires pour avoir des brodequins : « j’avais demandé au chef-lieu de canton pour avoir une paire de chaussures, on ne voulait pas… Allez faire la tournée dans la neige avec des sabots. Enfin, on m’a quand même donné un bon… avec lequel j’ai eu une paire de brodequins ». Des bons sont alors nécessaires pour tout ce qui chausse y compris les pantoufles. Seules à pouvoir se vendre sans ticket, galoches et chaussures à semelle de bois deviennent courantes.

Pour avoir des pantoufles (archive privée)
Pour avoir des pantoufles (archive privée)

C’est ainsi qu’en 1941, apparaît à Albens une entreprise fabriquant des chaussures « bois et raphia ». Créée par Lucienne Cathiard, les chaussures « Lux Alba » allaient faire travailler de nombreuses personnes dans l’Albanais. Dans la « Revue de Géographie Alpine » de 1944, la géographe Josette Reynaud indique que les chaussures produites « sont expédiées à Chambéry, Annecy, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne et même Paris ». Cette entreprise fera bientôt l’objet d’un article plus développé.

Une création Lux Alba (archive Kronos)
Une création Lux Alba (archive Kronos)

La bicyclette, en l’absence de voiture, devient le mode de locomotion le plus répandu dans le France entière. Onéreux à l’achat dans les années d’avant guerre, le vélo devient indispensable après 1940. On peut acheter à prix fort les derniers modèles proposés par les magasins mais le plus souvent on ressort les vieilles machines que l’on peut faire réviser à Albens chez Pittion ou Rivollet. De 8 millions d’engins en 1940, le parc français passe à 10 millions en 1942 pour atteindre 11 millions en 1944.

Bicyclettes à Albens vers 1942 (archive Kronos)
Bicyclettes à Albens vers 1942 (archive Kronos)

Aller à vélo impose de respecter bon nombre d’obligations, en premier lieu d’être en possession de la plaque de bicyclette attestant que vous avez bien payé la « taxe sur les vélocipèdes » de l’année. Fabriquée en laiton jusqu’en 1941, puis en métal blanc, la plaque est imprimée sur du carton dès 1942 avant d’être émise en 1943 sous forme d’un timbre qu’il était possible de coller sur un support ou un morceau de carton. Perdre cette plaque dont le prix passe de 10 francs à 25 francs en 1942 représente un dommage certain (risque de contrôle par la maréchaussée et sanction). Aussi est-on reconnaissant lorsqu’on apprend par le Journal du Commerce d’août 1941 qu’il « a été déposé à la Mairie d’Albens par Mme Viand un portefeuille contenant une plaque de bicyclette ».

Timbre-plaque pour vélocipèdes (archive privée)
Timbre-plaque pour vélocipèdes (archive privée)

D’autres obligations existent, dont celle de s’assurer que le phare ne diffuse pas trop de lumière, en vertu des mesures de défense passive et surtout à partir de l’occupation de la zone sud, de respecter le couvre-feu instauré par les Allemands, interdisant les déplacements nocturnes en dehors de personnes bien précises comme le médecin, le maire ou le chef des pompiers. Reste l’entretien de sa bicyclette et particulièrement l’état des pneus. Difficiles à changer, car étant rationnés, les pneumatiques en caoutchouc synthétique s’usent rapidement sur les routes simplement empierrées. Les chambres à air se couvrent de rustines, à moins qu’on ne choisisse de les remplacer par des bouchons de liège. Un témoin, E. Compain, rapporte à leur propos : « il fallait les gonfler à bloc et s’ils éclataient un rechapage sommaire leur permettait de durer encore un peu. Il s’est vendu des boudins métalliques qui s’avérèrent peu fiables. Si bien qu’on a vu des cyclistes rouler sur les jantes ». Ces vélos si précieux qui transportent alors les enfants en bas âge mais aussi toutes sortes de chargement sont victimes de vols (roue, selle, voire le vélo entier).
Si les grandes distances peuvent ne pas effrayer les cyclistes, il n’en demeure pas moins que les véhicules à moteurs et les transports en commun restent indispensables. Ils se heurtent à de nombreuses contraintes qui iront en s’aggravant au long des cinq années de guerre. Dès octobre 1940, la presse aborde la question du recensement des voitures. Un article du Journal du Commerce de 1941 informe la population qu’elle doit déclarer ses pneumatiques : « Les détenteurs de pneus, chambres à air d’auto et moto et de bandages non utilisés doivent en faire la déclaration à la Mairie avant le 5 mars. Sont considérés comme non utilisés et doivent donc être déclarés, les pneus […] placés sur les véhicules non autorisés à circuler ». En zone non occupée, il faut une autorisation de la préfecture pour circuler en utilisant sa voiture. Il devient de plus en plus difficile de voyager avec un véhicule à moteur s’il n’a pas été équipé d’un appareil à gazogène. « Les cars et les rares voitures qui marchaient, » rapporte un témoin, « fonctionnaient au charbon de bois. Quand le feu s’éteignait, l’auto s’arrêtait, on attendait que le charbon s’allume à nouveau ». Ce sont principalement les véhicules utilitaires (camionnettes et camions) qui roulent au gazogène selon un recensement des véhicules autorisés à circuler début 1944. Quand les combats pour la libération du territoire sont en grande partie achevés, à l’automne 1944, la circulation reste très difficile en Savoie comme dans tout le pays. C’est ce qu’écrivent des lyonnais à leurs cousins de l’Albanais : « Vous nous dites d’aller vous voir un jour mais ce n’est pas si facile d’abord le temps limité par notre travail ensuite les trains ne sont pas prêts de marcher régulièrement reste les colis postaux si ils ont repris ». Longtemps encore, les traces de la guerre rendront difficiles les déplacements « à pied, à cheval ou à bicyclette ».

Jean-Louis Hébrard

Les Allemands arrivent, 23/25 juin 1940

Dès le samedi 22 juin, on sait dans l’Albanais que la guerre est là toute proche. En effet, les Allemands ont atteint la rive droite du Rhône qu’ils vont franchir malgré une solide résistance de l’armée des Alpes et la destruction de la plupart des ponts. C’est aux environs de Culoz qu’ils parviennent à franchir le fleuve par le pont de La Loi qui n’a pas pu être détruit. Dimanche 23 juin, les armes parlent le long du lac du Bourget, à Brison et sur les hauteurs de l’Albanais à Cessens, la Chambotte, Saint-Germain puis Villette. Là, les Allemands se heurtent au renfort d’un régiment d’Annecy qui parvient à bloquer leur avance. Vers 19 heures, écrit le comte de Buffières dans son ouvrage « Les Allemands en Dauphiné et dans la Savoie » paru en 1942 : « l’artillerie allemande tire sur le village sur lequel pleuvent les balles. La maison Chenelaz reçoit près de cinquante obus et prend feu ». Aux alentours de 20 heures, le tir cesse mais les Allemands qui dénombrent des pertes ne vont reprendre leur progression que le lendemain, lundi 24 juin. Un journaliste du Petit Dauphinois, dans un article publié trois jours plus tard décrit longuement la lutte sur la route de la Chambotte : « elle se poursuivit toute la nuit de dimanche à lundi. Il était six heures lundi lorsque, venant de Saint-Germain, où la bataille avait été chaude, les ennemis arrivèrent à Albens. Ils tenaient à poursuivre leur avance dans deux directions : celle de Rumilly, où ils arrivèrent le lundi à 10 heures du matin, et celle de Saint-Félix où ils s’installèrent dans l’après-midi. Ainsi venaient-ils de passer de la Savoie à la Haute-Savoie ».

Carte extraite de l'ouvrage de Buffières
Carte extraite de l’ouvrage de Buffières

À l’entrée en vigueur de l’armistice, le mardi 25 juin à 1h35, l’avancée allemande se fixera sur la ligne Aix, Albens, Saint-Félix, Rumilly. Ce secteur de l’Albanais va vivre à l’heure allemande durant trois semaines.
Quand le lundi 24 juin, les habitants d’Albens qui s’étaient réfugiés la veille à Saint-Girod ou plus loin regagnent le village, ils découvrent la réalité de l’occupation allemande. Dans les rues, d’imposantes files de camions stationnent le long de la Grande rue. L’école a été réquisitionnée, soldats et officiers en ont fait leur cantonnement.

Dans la rue centrale d'Albens (archive privée)
Dans la rue centrale d’Albens (archive privée)

Le journaliste du Petit Dauphinois, Maurice Bonnard, décrit une armée allemande qui est partout chez elle : « lorsque nous arrivons à Albens, les cafés retentissent de chants : ce sont les soldats allemands qui chantent en chœur. Chez notre dépositaire l’un d’eux a toutes les peines du monde à faire comprendre ce qu’il est venu chercher : du beurre pour faire une tartine. On n’a que la ressource de l’envoyer chez l’épicier d’en face. Et les habitants d’Albens nous répètent les paroles que leur dirent les ennemis à leur arrivée : à la Chambotte, combat très dur ».
Une mesure monétaire prise par la « Kommandantur » d’Albens préfigure le pillage économique que notre pays connaîtra durant toute la guerre. Le lieutenant Kulman, commandant de la place, fixe par un avis à la population le cours du mark à 20 francs français.

Un mark vaut 20 francs (archive privée)
Un mark vaut 20 francs (archive privée)

Pour le soldat allemand les prix des denrées alimentaires fondent magiquement. Le kilo de beurre à 160 francs ne coutera plus que 8 marks, et pour le kilo de bœuf à 120 francs il ne sortira de sa bourse que 6 petits marks. Comme toujours, c’est le vaincu qui fait les frais de l’opération.
La population va également devoir s’habituer à voir la troupe défiler quotidiennement comme on peut s’en rendre compte sur ce cliché conservé dans des archives familiales.

Dans les rues d'Albens en juin 1940 (archive privée)
Dans les rues d’Albens en juin 1940 (archive privée)

En rang par trois, menée par un sous-officier, toute une section avance dans la Grand rue en direction d’Aix-les-Bains. Sur un autre cliché, c’est une section en tenue de travail qui se dirige vers la cantine. Ce rythme de vie à l’heure allemande va durer jusqu’au 15 juillet, date à laquelle l’armée d’occupation quittera la région qui relève désormais de la Zone libre sous le gouvernement de Vichy.
Il reste alors le poids de l’effondrement qui pèse et pèsera sur tout le pays avec le sentiment qu’il ne faut pas se laisser aller au désespoir.
C’est ce sentiment que retranscrit le journaliste du Petit Dauphinois dans la conclusion de son article « Dans tous les pays que nous traversons, l’attitude des habitants apparaît la même : résignée, mais digne. On se tait, en serrant les poings et l’on regarde en face les éléments d’occupation. Seulement, quand on sent les larmes venir aux yeux, on se détourne ».

Jean-Louis Hébrard

L’ennemi est là : juin/juillet 1940

Durant les trois semaines que va durer la première occupation allemande de l’Albanais, l’ennemi enterre ses morts à Saint-Germain, tente de pavoiser, installe partout sa force mécanique au risque de susciter parfois des réactions énergiques. Toutefois l’occupant fait tout pour accréditer l’image de la plus parfaite correction.
À l’ombre des pommiers, neuf soldats allemands reposent dans un petit cimetière champêtre à Saint-Germain-la-Chambotte. C’est en fin de journée, le 23 juin 1940, que furent enterrés ici ces soldats tués au cours des durs combats qui se déroulèrent entre Saint-Germain et Villette.

Le cimetière allemand à Saint-Germain-la-Chambotte (archive privée)
Le cimetière allemand à Saint-Germain-la-Chambotte (archive privée)

D’abord sommaire, le cimetière allait être organisé durant les trois semaines d’occupation de l’Albanais (24 juin – 15 juillet 1940). Le comte de Buffières, dans son ouvrage publié en 1942, le décrit longuement : « les Allemands ont laissé derrière eux un petit cimetière à Saint-Germain. Neuf de leurs morts y sont couchés. Placé à côté de l’église, dans un pré, sous deux pommiers, entouré d’une barrière de bois, le cimetière se protège sous une grande croix de bois qui porte l’inscription : GEFALLEN FUR GROSS-DEUTSCHLAND (tombés pour la Grande Allemagne). Le sol autour des tombes est semé de gravier blanc. Chacune des neuf tombes est surmontée de la croix. Il y a là un lieutenant, des sous-officiers et des soldats. Ils appartenaient tous à la 11ème compagnie du 93ème d’infanterie de Magdebourg. L’aumônier militaire allemand qui séjourna à Aix-les-Bains, professeur à Magdebourg, y assura le service religieux pendant l’occupation ».
Un cliché photographique non daté complète la description donnée par le comte de Buffières. Il permet d’apercevoir des détails supplémentaires. Les croix sont toutes surmontées d’un casque d’acier typique des forces allemandes. Sur les montants transversaux des croix, on devine une inscription, probablement le nom du soldat qui repose là. Disposée sur deux ou trois rangées, chaque tombe est bordée par un arbre à fleurs. L’entrée du cimetière est fermée par une simple chaîne.
C’est en rentrant d’un hameau au dessus de Saint-Germain après les combats du dimanche 23 juin, que la propriétaire du terrain derrière l’église découvre les tombes fraichement creusées. Dans un article publié dans la revue Kronos en 1990, l’auteur Michel Germain décrit ainsi la surprise de cette paysanne : « Il est plus de 7 heures du soir. Depuis près d’une heure, on n’entend plus de coups de feu. Peut-être sont-ils partis ? En arrivant chez elle, près de l’église de Saint-Germain, elle trouve toute une section attablée à la cuisine. L’officier se lève à son entrée « La porte était ouverte, Madame… ». Remise de sa surprise, elle pense à ses vaches. L’officier l’autorise à se rendre à l’étable… Les Allemands, vautrés sur des chaises, ou assis par terre, sont visiblement fatigués. Sous les pommiers, à côté de la ferme, ils ont enterré, roulés dans des toiles de tentes, huit des leurs, morts pendant les combats de la Chambotte. Quelques jours plus tard, les Allemands feront planter des croix de bois qu’ils surmonteront de casques ».
Le cimetière sera à nouveau remis en état de 1943 jusqu’en août 1945, lorsque les forces allemandes, occupant toute la France, reviendront dans l’Albanais.

L'église de Saint-Germain (collection privée)
L’église de Saint-Germain (collection privée)

Durant ces journées de juin 1940, dès qu’elles occupent une ville ou un village, les forces allemandes déploient leurs immenses oriflammes à croix gammée. À Saint-Germain-la Chambotte, cette « pratique » va entraîner la vive réaction du curé de la paroisse, l’abbé Bérenger. Le comte de Buffières rapporte l’attitude énergique et digne de l’ecclésiastique : « Les allemands avaient arboré sur le clocher un immense drapeau à croix gammée. Le curé fait remarquer aux amateurs de pavoisement « pour cause de victoire » que le drapeau empêche de sonner les offices. Le drapeau fut enlevé et le capitaine allemand tint à expliquer au prêtre que ce drapeau n’avait pas été mis pour l’ennuyer mais pour fêter l’armistice ». Lorsque la cessation des combats devint effective, le matin du 25 juin, les Allemands demandèrent de faire sonner les cloches à Saint-Germain, le curé s’oppose encore, écrit le comte de Buffières « déclarant qu’il n’était pas le maître de ses cloches et que, hormis pour les cérémonies du culte, il ne pouvait les laisser sonner « sans ordre de l’autorité supérieure ». Et toujours disciplinés, les Allemands s’inclinèrent ».
Dès 1942, le même auteur note la force du refus de l’abbé Bérenger. Il rapporte l’attitude des Allemands qui « lorsqu’ils partirent, avaient acquis une véritable estime pour ce vieillard de 67 ans aux cheveux blancs, énergique et alerte qui n’avait pas craint de leur tenir tête ». Ce prêtre, ancien brancardier de la guerre de 14-18, pourrait, par son attitude ferme face à un occupant énergique, être considéré comme une figure précoce de résistance dans l’Albanais. Déjà en 1990 dans la revue Kronos, Michel Germain écrivait à son sujet : « on n’a pas sonné les cloches pour les Allemands le jour de l’armistice à la Chambotte. Ce pourrait être le premier acte de résistance ».
Pour éviter toutefois des oppositions plus violentes, l’occupant s’efforce d’être d’une grande « correction » avec la population locale. « Il faut le dire : d’une façon générale » écrit Maurice Bonnard, journaliste au Petit Dauphinois, « la population ne se plaint pas outre mesure des rigueurs de l’occupation qu’elle subit. Si on signale de ci de là quelques excès, on ajoute presque toujours que lorsque ces excès sont signalés aux officiers allemands, ceux-ci s’empressent de punir les coupables et de faire rendre justice aux habitants qui ont été lésés ».
Lorsque les forces du Reich occuperont à nouveau la Savoie en 1943 dans un contexte militaire plus tendu, « l’attitude correcte » de 1940 ne sera plus de mise et laissera la place à la souffrance et à l’horreur.

Jean-Louis Hébrard