Lorsque la guerre commence pour la France, le 3 septembre 1939, la Troisième République est en place depuis 65 ans. Personne ne peut alors imaginer les bouleversements à venir : disparition de la république remplacée en 1940 par l’État Français, régime autoritaire de Pétain, puis retour aux valeurs démocratiques en 1944 avec le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF) conduit par De Gaulle, aboutissant en 1946 à l’installation de la IVe République. Des changements de régime qui se lisent encore sur les timbres et les monnaies de l’époque.
Le 25 janvier 1941, le profil de Philippe Pétain, chef de l’État Français, s’affiche pour la première fois sur tous les courriers que les Français vont s’échanger tout au long de l’Occupation. Dessiné par Jean Eugène Bersier et gravé par Jules Piel, l’effigie du chef, véritable médaille, est posée sur un lit de feuilles de chêne. La référence à l’arbre vénérable venu du fond de l’histoire de France, le profil à l’antique de l’octogénaire sont là pour frapper les esprits de façon insidieuse. Toute référence à la république a disparu, laissant la place à la mention « Postes Françaises » très en lien avec la politique pétainiste de « Révolution Nationale ». Jusqu’à présent, seul Napoléon III avait figuré de son vivant sur les enveloppes. Pétain s’assoit à son tour sur une règle de l’Union Postale Universelle voulant qu’on ne puisse avoir un timbre à son effigie qu’après son décès. Pour s’inviter quotidiennement dans les foyers, il n’y a rien de mieux quand on sait que ce timbre, de couleur brun-rouge, au tarif de 1F50, sera tiré à 3 852 800 000 exemplaires entre janvier 1942 et juin 1944. C’est une rupture complète avec la IIIe République qui produisait des timbres à la gloire des dieux Mercure et Iris ou de la très célèbre Semeuse.
Comme on peut le voir sur ce très beau timbre de 1937, la République Française est inscrite en toutes lettres ou figure sous la forme abrégée RF. Point d’effigie du président de la république Albert Lebrun réélu en 1939 mais une belle évocation de la pratique du sport à Chamonix-Mont-Blanc voisinant avec l’allégorie de la semeuse.
Tout comme pour les timbres, la guerre des devises et des symboles se lit sur les monnaies.
La trilogie républicaine « Liberté Egalité Fraternité » surmontée par deux épis trône en lettres majuscules, façon antique, sur l’avers de la pièce de 10 francs de 1930. Autre trilogie sur la pièce de 1943. Vichy y proclame son « Travail Famille Patrie » vite transformé par les Français affamés en « Travail famine Patrie ». Au revers de ces pièces, le beau profil de la République Française cède la place à la francisque de l’État Français. Cette dernière a été conçue comme « symbole du sacrifice et du courage » pour une « France malheureuse renaissant de ses cendres ». Le médecin et conseiller privé de Pétain, Bernard Ménétrel, est à l’origine de cet « objet » conçu pour être une décoration et qui va devenir « l’emblème » du maréchal. Pour renforcer l’attachement au chef de l’tat, le bâton de maréchal de France couvert d’étoiles est substitué au manche de la hache. Cette arme fait-elle référence à une arme celte ou franque ? Dans un article de presse de janvier 1941 on lit « Voilà donc la francisque des Francs promue au rang de symbole national ». Une référence qui entre en conflit avec le mythe scolaire de nos « ancêtres les Gaulois ». Pour trancher cette question, l’arme est baptisée par le régime « francisque gallique ». Très vite cette « arme politique » va entrer en conflit avec une croix, celle de Lorraine, symbole de la France Libre.
Imprimée à l’été 1944, la série de timbres appelée « aux chaînes brisées » est emblématique de la Libération. Ce timbre d’usage courant, de format vertical, créé par André Rivaud, gravé par Henri Cortot, traduit l’esprit du moment. La France enfin libre célèbre la sortie des fers qui l’enchaînaient. La république est restaurée en majuscule. Au cœur du monde libre, l’écusson tricolore du pays vient d’être relevé sous l’égide du général De Gaulle. Les timbres de l’État Français sont démonétisés en août 1944. Certes l’effigie du maréchal circule encore quelques temps mais avec des surcharges du type « Chambéry FFI Savoie 1F50 » que le nouveau gouvernement autorise un temps. Bien vite, les courriers mal affranchis sont refusés ou renvoyés à l’expéditeur. La république est désormais affirmée tant sur les timbres que sur les monnaies.
Marianne au bonnet phrygien fait son apparition, le coq dressé sur ses ergots proclame haut et fort le renouveau républicain. Bientôt, la croix de Lorraine disparaîtra des timbres avec le départ du général De Gaulle du gouvernement et Marianne régnera seule sur les courriers de la IVe République.
Tout change aussi dans les porte-monnaie. C’est maintenant le règne de la grande pièce de cinq francs frappée dans l’aluminium, grâce à laquelle les générations du baby boom vont se régaler des friandises (rouleaux de réglisse, poudre acidulée…) que la nouvelle société de consommation offre désormais.
Les villes de Aix-les-Bains et Chambéry sont libérées fin août 1944 mais il faut attendre le printemps 1945 pour que les combats prennent fin en Haute-Maurienne et Tarentaise. À ce moment, la libération de la Savoie est complètement terminée. Le 8 mai 1945, l’Allemagne nazie capitule mettant fin aux combats en Europe. Pour autant notre pays et notre région ne sont pas entièrement sortis de la guerre qui fera sentir ses effets durant quelques années encore. Mais dans le même temps, un souffle de modernisation traverse l’époque modifiant les façons de vivre et de penser.
Le rationnement mis en place dès le début du conflit ne disparaît pas de façon magique avec la proclamation de la victoire. Dans les carnets de tickets conservés par les familles, on est surpris de voir que l’usage de ces derniers s’égrène au long des années 1946, 1947… jusqu’en 1949.
On eut bien de l’espoir en mai 1945 avec la suppression de la carte de pain, mais devant les difficultés économiques il fallut la rétablir au mois de décembre de la même année. Une situation qui ne va s’améliorer qu’avec la signature en 1948 du plan Marschall et l’aide américaine de 2,7 milliards de dollars accordée à notre pays. Un an plus tôt, rapporte un historien, « la ration de pain est à son plus bas niveau depuis 1940 », ce n’est plus le cas en 1949. L’aide massive venue d’Amérique joue à plein : la carte de pain est supprimée le 1er février 1949, début avril, la confiture et les pâtes sont librement disponibles, suivi quinze jours après par les produits laitiers. Début décembre, les derniers tickets disparaissent pour le sucre, l’essence et le café. Quatre ans et une aide extérieure ont été nécessaires pour que les conditions de vie s’améliorent enfin. Entre temps, il aura fallu surmonter l’état de destruction avancé de nos réseaux de transport, de nos sources d’énergie et de notre parc immobilier à Chambéry, Modane et ailleurs.
« Vous nous dites d’aller vous voir un jour », écrivent des lyonnais à leurs cousins d’Albens en octobre 1944, « mais ce n’est pas si facile… les trains ne sont pas prêts de marcher régulièrement ». Il n’y a pas que les destructions provoquées par les combats et les bombardements aériens qui freinent les déplacements, il y a aussi les difficultés qu’entraîne le manque d’essence et de caoutchouc. L’historien André Palluel-Guillard dans « La Savoie de la Révolution à nos jours » dresse ce portrait de la situation économique : « La production industrielle de 1945 est à peu près équivalente à celle de 1942, soit la moitié de celle de 1938. Si la pénurie de carburant et de pneus gêne les transports et la circulation même à bicyclette, celle de l’électricité compromet aussi bien l’éclairage que l’industrie ».
C’est pourquoi le pays va se mettre au travail pour reconstruire et moderniser comme invite une affiche et sa formule bien connue : « Retroussons nos manches, ça ira encore mieux ! ». L’Albanais n’est pas en reste dans ce domaine avec l’électrification de la ligne de chemin de fer Aix-les-Bains/Annecy. Un projet conçu dès 1943 par l’ingénieur Louis Armand. Ce dernier, explique H. Billiez dans un article en ligne, « réunissait quelques spécialistes pour envisager l’électrification des lignes de chemin de fer à réaliser après la guerre. Au cours de cette réunion est évoquée l’utilisation du courant alternatif en fréquence industrielle, celui que produisent les centrales électriques… Il fut décidé d’électrifier selon ce type de courant une ligne française et tout naturellement Louis Armand choisit « sa » ligne, celle d’Aix à Annecy. Les travaux débutèrent fin 1949 ».
Quelques années plus tard les motrices électriques de type BB allaient circuler sur cette voie qui servira ensuite de modèle à toutes les lignes actuelles.
Le chantier du renouveau économique étant lancé, qu’en est-il du renouveau politique qu’implique aussi la Libération ? Dès l’automne 1944, la Résistance va participer très rapidement au pouvoir local. De nouveaux sigles deviennent familiers : CDL et CLL (Comité Départemental et Comité Local de Libération) ou encore FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) sont partout présents dans la presse ou à la radio. En octobre 1944, le Journal du Commerce annonce le grand gala FFI qui se tient à Albens. Il est donné au profit des réfugiés de Maurienne fuyant les atrocités perpétrées par les troupes de l’Allemagne nazie en retraite vers l’Italie. La semaine suivante, le journal ayant relaté le succès remporté par le spectacle rajoute : « La séance se termina par une vibrante Marseillaise et la foule acclama le Général De Gaulle dont l’effigie lui fut présentée pendant l’exécution de l’Hymne National ». Mise en scène qu’il faut sans doute replacer dans la préparation de la venue du Général en Savoie et Haute-Savoie début novembre. Le pouvoir central a du mal à faire entrer dans les rails les instances issues de la résistance locale. Ces dernières ont remplacé les conseils municipaux du temps de Vichy. Fin septembre, la presse locale donne la composition des nouvelles municipalités qui viennent de s’installer à Cessens, La Biolle, Saint-Germain, Saint-Girod, La Motte-Servolex, Ruffieux, Saint-Ours, Épersy, Mognard…
Au même moment le nouveau conseil municipal de Montmélian « décide l’apposition au monument aux morts d’une plaque commémorative à la mémoire des FFI tombés le 23 août 1944 pour la libération de Montmélian ». Une nouvelle page mémorielle est ajoutée au grand livre des morts pour la France. Dans le martyrologue national, le résistant FFI prend la relève du poilu tant célébré auparavant. Bientôt les conseils municipaux élus en avril 1945 vont remplacer ceux installés dans la foulée de la Libération. « Petit à petit dès la fin de 1945 », écrit l’historien Palluel-Guillard, « les signes de rétablissement de l’ordre politique, administratif et économique se multiplient ».
Il reste encore à affronter la joie et la douleur que provoque le retour de tous les libérés des bagnes nazis, déportés, prisonniers de guerre, requis du STO.
Ainsi, en novembre 1945, la Haute-Savoie voit le retour de 4 200 prisonniers de guerre sur les 4 500 retenus en 1940. La moitié des 900 déportés des camps d’extermination ne reverront plus jamais Annecy. Le rapatriement des hommes du STO va se faire plus lentement (760 reviennent rapidement chez eux sur les 1 500 qui furent contraints de partir en Allemagne). Parmi les chars qui défilent en 1946 pour la fête de la terre à Albens, on peut remarquer celui qui commémore le souvenir douloureux de tous ces prisonniers. Entourées de barbelés et dominées par un mirador, on remarque les nombreuses baraques du camp. Une jeune fille, toute de blanc vêtue, ceinturée de tricolore symbolise sûrement la France combattante et victorieuse du nazisme en route vers un monde plein d’espoir en des lendemains nouveaux.
Dès l’automne 1940, les jeunes enfants sont classés par l’administration de Vichy en catégories qui permettent de « gérer » la pénurie alimentaire. Ainsi apparaissent les J1 (3/6ans) suivis des J2 (6/12 ans) auxquels on octroie des « rations adaptées ». À cette pénurie s’ajoutent toutes les peurs qu’engendrent les violences de la guerre. Cette population enfantine n’a pu traverser les épreuves de ces années noires sans l’attention et les soins apportés par les adultes. Des entretiens et des témoignages recueillis dans la région vont « éclairer » ce sujet.
Alors enfants ou jeunes filles, ces témoins sont unanimes à dire « nous sentions bien que nos parents n’étaient pas rassurés », mais rajoutent-elles, « tout cela était diffus ». Dans un ouvrage publié par les anciennes élèves du Lycée de jeunes filles de Chambéry, l’une d’elle raconte : « l’ambiance générale incitait à une grande discrétion et, en tous cas, ce n’était pas des problèmes d’enfants ». Dans l’Albanais, le témoignage d’Henriette nous révèle que l’on pouvait rendre joyeux les jeunes enfants des années 40. Cette jaciste très active avait alors pris en charge une douzaine de « pré-jacistes » âgées de dix à douze ans qu’elle réunissait le dimanche après-midi dans une salle proche du Foyer albanais pour chanter ou organiser des jeux. « Les filles s’amusaient tellement », dit-elle, « qu’une amie venant nous rejoindre fut surprise par les rires et les exclamations qui s’entendaient depuis la place de l’église ».
Quand nous manquions d’idées, on pouvait toujours avoir recours aux carnets édités par la JACF comme ces « Chansons mimées » ou encore « Cent jeux pour veillées ». Des jeux simples et sans prétention tel celui qui demandait un peu d’adresse et de concentration pour arriver à transvaser un liquide dans le noir. On se divertissait en mimant des chants bien connus comme « Au jardin de mon père » ou « La laine des moutons ». Quand le temps le permettait, nous faisions de belles marches sur la route de Rumilly. À l’époque, ce n’était pas le trafic automobile qui pouvait nous déranger. Tout au plus rencontrions-nous deux ou trois voitures et quelques vélos. Réunions, jeux et promenades sont alors autant de d’occasions de rompre avec le « vide » des dimanches après-midi.
Souvent, à partir du milieu de la guerre, des enfants venus des villes voisines ou plus éloignées se retrouvaient hébergés par les familles du canton. Au Mazet, dans la ferme de mes parents, rapporte Henriette, on a reçu des enfants d’Aix-les-Bains, de Saint-Étienne et toute une famille venue de Modane après le bombardement de la ville en 1943. Elle se souvient particulièrement de « Violette qui lisait tout le temps et de son frère Claude qui était toujours dans l’atelier de mon père ». Enfants de réfugiés d’Alsace venus s’installer à Aix-les-Bains, ils souffraient du manque de nourriture.
« On a eu aussi des enfants des mineurs de Saint-Etienne » qui ont été hébergés par les familles de la commune. « Le petit Joseph qui est venu chez nous était bien pâlichon », mais bien vite « il a pris des couleurs ». La campagne, malgré les difficultés est alors bien plus nourricière que la ville.
Une ancienne élève du Lycée de jeunes filles de Chambéry se souvient d’un été à la campagne, loin de la ville : « Les possibilités de nourrir les enfants… étaient bien plus faciles à la campagne avec du lait, du fromage de ferme, des œufs, un jardin, les fruits du verger. J’allais regarder la traite des vaches à l’étable de la ferme voisine… Le ramassage des œufs pondus dans des petits paniers de bois garnis de paille me passionnait ; les poules nous jetaient des coups d’œil indignés… ».
Il n’y a pas eu que les enfants venus se refaire une santé pendant les mois d’été, raconte Henriette. Lorsque la Savoie a été bombardée, les communes du canton ont été sollicitées pour accueillir des enfants et leur famille. Après le bombardement de Modane se souvient-elle encore, « nous avons hébergé toute une famille, le père, la mère et leurs trois enfants. On les a logés dans l’atelier de mon père. On s’est organisé pour les faire dormir au chaud, bien enveloppés dans des couvertures et on les faisait manger ».
En 1944, dans le bulletin paroissial de La Biolle, une demande est adressée aux familles pour les mêmes raisons, écrit Henri Billiez dans le numéro 32 de la revue Kronos. « En mai 1944, il est fait appel aux foyers de La Biolle qui accepteraient d’accueillir des enfants, pour les mettre à l’abri des bombardements qui ravagent nos centres industriels et ferroviaires et nos ports. Un même appel avait été lancé quelques mois auparavant ». C’est que la guerre aérienne touche durement la Savoie depuis un an déjà : Modane est frappée deux fois, le 17 septembre puis le 10 novembre 1943, le 10 mai 1944 c’est Annecy et ses industries qui sont visées et enfin le 26 mai 1944 c’est Chambéry et ses installations ferroviaires sur lesquelles pleuvent les bombes américaines.
Accueil des réfugiés. Albens ? (archive privée)
« Nous savons aujourd’hui »i, écrit encore Henri Billiez, « que des enfants ont été souvent accueillis à La Biolle durant la guerre, comme dans d’autres communes ». L’Albanais très rural reste à l’écart de la guerre aérienne, il est en retour une zone d’accueil pour les sinistrés. Il a dû exister des centres d’hébergement que les communes ont mis en place dans l’urgence. Une photographie trouvée sur un site de vente en ligne porte au dos la petite note suivante « réfugiés 39/45 – Albens ? ». Il est difficile de localiser cette grande salle où l’on a installé de nombreux petits lits et organisé au centre une sorte de salle à manger. Mais quelque soit l’endroit et le moment, une chose est certaine, aider les enfants a été et reste toujours un impératif fort.
Le photographe a saisi le moment où la grande statue de la Vierge à l’Enfant franchit le porche de l’église d’Albens. Nous sommes en 1946.
Toute la façade de l’église est décorée de branchages, le fronton barré d’un « Ave-Maria » en lettres majuscules, réalisé avec des fleurs soigneusement disposées. On voit au premier plan la remorque en forme de camionnette sur laquelle sera placée la grande statue blanche qui s’approche. Ce cliché et quelques autres nous plongent dans un évènement religieux appelé le « Grand Retour », c’est-à-dire la pérégrination de « Notre-Dame de Boulogne » à travers toute la France entre 1943 et 1946.
Pourquoi une « Vierge nautonière » c’est-à-dire assise sur une barque, très vénérée à Boulogne-sur-Mer, se retrouve-t-elle promenée dans toute la Savoie ? Pour quelle raison parle-t-on aussi à son sujet de « Grand Retour » ?
Tout commence au Moyen-âge lorsqu’une apparition de la Vierge Marie sur les rivages de Boulogne-sur-Mer donne naissance à un pèlerinage qui existe encore aujourd’hui. Une statue de la Vierge était alors vénérée par tous ceux et celles qui espéraient le retour d’un être cher, marin parti au large ou soldat expédié loin de chez lui par la fureur de la guerre. Durant la Seconde Guerre mondiale, quatre reproductions moulées de la Vierge nautonière furent envoyées à Lourdes. En 1943, l’Eglise catholique décida de faire circuler ces reproductions à travers la France selon quatre itinéraires remontant vers Boulogne-sur-Mer. L’un d’eux va parcourir les trois départements de l’Ain, de la Savoie et de la Haute-Savoie.
Venue du diocèse de Belley, la statue de Notre-Dame du Bon Retour va circuler dans les diocèses de Savoie du mois de mai au 15 août 1946 avant de gagner la Haute-Savoie.
De belle dimension, la statue pèse 160 kg. On la remarque de loin posée sur un chariot tiré d’une paroisse à l’autre par des hommes que suit une bonne partie de la population. La blanche silhouette, posée sur sa remorque, atteint deux mètres de haut. Elle est régulièrement repeinte afin de maintenir son aspect immaculé. Assise sur sa barque, la Vierge porte sur son bras gauche l’Enfant. Leurs couronnes sont dorées tout comme le cœur que tient dans sa main la Vierge et le globe entre les mains de l’Enfant.
L’arrivée de la statue dans la paroisse a été préparée depuis plusieurs semaines par le curé et les familles. Transportée jusqu’à la limite de la paroisse de La Biolle, le chariot portant la Vierge est pris en main par les fidèles d’Albens. Le curé fait chanter le « Salve Regina » et réciter des « Ave ». La foule grossit à mesure que l’on approche de l’église. La procession passe entre les maisons toutes décorées de fleurs, guirlandes, arches, branches de sapins, arbustes et drapeaux.
Arrivé devant l’église, on va déposer la statue sur une estrade fleurie à l’intérieur du chœur. Un immense « SALVE REGINA » inscrit sur une banderole traverse tout le fond de la nef. Des guirlandes tombent de la voute comme autant de vagues majestueuses. Elles entourent une belle étoile à cinq branches. Dans l’entrée, enfin, une autre banderole proclame en lettres majuscules « Chez nous soyez reine ». L’ensemble est à la hauteur de la ferveur mariale, de ce regain de foi que provoque le « Grand Retour ».
Louis Pérouas, dans un article intitulé « Le grand retour de Notre-Dame de Boulogne à travers la France (1943-1948) », décrit ce qui se passe alors : « À 21 heures débute le veillée mariale. L’église se remplit de plus en plus ; il y avait longtemps qu’on n’avait vu pareille foule venue aussi des paroisses voisines… Un prédicateur dirige la prière, faisant alterner les dizaines de chapelets, les cantiques, les invocations… À minuit commence la messe. Au moment de la communion, les assistants lisent à haute voix le texte de la consécration à Marie sur le feuillet distribué et le signent ; ils viendront le déposer dans la barque… y joignant une offrande ou un simple billet intime. Après la messe les missionnaires vont dormir. Mais la garde continue toute la nuit… À 8 heures, nouvelle messe… puis c’est l’adieu. Un cortège, plus nombreux que la veille, escorte la madone jusqu’aux limites de la commune où la statue est prise en charge par une autre paroisse ». Venue de La Biolle jusqu’à Albens, la statue reprendra sa route vers Saint-Félix puis vers d’autres paroisses du diocèse de Chambéry.
Après Chambéry, la statue parcourt le diocèse de Maurienne. La Chambre accueille le cortège le 4 et 5 juillet 1946. Puis c’est le tour de Saint-Jean-de-Maurienne pour atteindre enfin Modane en ruine le 15 juillet. Le passage dans la cité meurtrie est ainsi rapporté dans un article de la « Semaine Religieuse » du moment : « Dans ce tragique décor de ruines lamentables qui commencent à peine à se relever, cette visite prend un sens nouveau et poignant pour les trois milles sinistrés revenus s’installer dans les décombres ». Comme l’écrit l’historien Louis Perouas : « On peut dire qu’après 1945, le Grand Retour reste encore favorisé par le drame de la guerre ». Souvent, rajoute-t-il, « les anciens prisonniers, déportés, requis du STO se relaient, soit pour traîner le char, soit pour monter la garde d’honneur durant la nuit ». Quant aux familles dont un homme n’est pas encore rentré, demande peut être faite à Notre-Dame du Grand retour.
La statue passe ensuite en Tarentaise par le Perron-des-Encombres, un véritable tour de force car on emprunte un chemin muletier. La vallée des Belleville la reçoit ensuite avant qu’elle ne parvienne dans la cité d’Albertville. La jonction avec le diocèse voisin d’Annecy se fera le 15 août à Ugine où les évêques des deux diocèses assurent la passation. La vierge nautonière entame alors un long parcours en Haute-Savoie. Une histoire qui fera l’objet d’un autre article.
C’est le 15 août 1946 que Notre-Dame de Boulogne arrive dans le diocèse d’Annecy après avoir soulevé la ferveur des fidèles des diocèses de Tarentaise, Maurienne et Chambéry. Posée sur un char, tiré souvent par quelques hommes, la « Madone » va parcourir des centaines de kilomètres et visiter plus de cent-quatre-vingts paroisses avec célébration d’une messe de minuit pour les unes et d’une messe de jour pour les autres. Durant près de cent jours, elle circulera sur des routes richement décorées de guirlandes faites de verdures et de fleurs, passera sous d’innombrables arcs de triomphe, recevra l’hommage des fanfares locales, sera installée au cœur d’églises richement ornées.
De la mi-août jusqu’au début du mois de septembre, la statue partie d’Ugine atteint Taninges après avoir visité Chamonix, Assy, le Reposoir… La statue ne peut effectuer des parcours de plus de 15 kilomètres par jour, avançant à une vitesse moyenne de 3 kilomètres à l’heure, bien moins lorsque le profil du chemin se fait plus difficile.
La « Semaine religieuse » rapporte les nombreuses marques de ferveur dont la statue fait l’objet. À Saint-Nicolas-la-Chapelle le cortège est reçu par le maire et son conseil municipal au complet. Durant le mois de septembre, le cortège parti des Gets avance pas à pas jusqu’à Annecy. L’entrée dans Faverges s’effectue en passant sous un magnifique arc « surmonté d’un globe où est plantée une croix pour souligner l’idée missionnaire ». Déjà Châtel avait réalisé un surprenant arc de triomphe fait de « deux grandes luges ornées d’outils agricoles ». Quittant Annecy, la vierge gagne ensuite les rives du Léman jusqu’à Saint-Gingolph. Traversant Cruseilles, ce sont deux barques, pleines d’enfants aux bras chargés de fleurs, reliées entre elles par l’inscription « AVE MARIS STELLA » sous lesquelles passe la vierge nautonière.
C’est au sanctuaire marial de La Bénite Fontaine près de la Roche-sur-Foron que la ferveur est à son sommet. « La cérémonie du 11 octobre 1946 », écrit l’historienne E. Deloche dans son ouvrage sur le diocèse d’Annecy, « semble véritablement marquer les dix mille pèlerins présents ». Et de préciser que la « Revue du diocèse d’Annecy » estime qu’il s’agit là d’une « journée historique qui mérite de prendre place dans les annales ».
Dans bien d’autres paroisses, rapporte l’historienne, « les cérémonies réunissent des foules très importantes, tel est le cas dans la vallée de Thones, où les églises – pourtant d’une grande capacité – ne peuvent accueillir tous les fidèles qui se massent pour venir saluer et remercier Notre-Dame ».
Fin octobre, la statue entre dans Saint-Julien-en-Genevois avant de poursuivre son périple vers le sud du diocèse. Comme ailleurs, la traversée de l’Albanais mobilise les mêmes foules de fidèles solidement encadrées par le clergé en grande pompe. De nombreux clichés pris à Rumilly donnent à voir l’importance de ces cortèges. Les fidèles passent en rangs serrés devant le photographe qui s’est installé sur le pont enjambant la Néphaz. Il a saisi le moment où des religieuses en cornette passent devant l’appareil, suivies d’un grand nombre de femmes et d’hommes en chapeau. Tous défilent en ouvrant les bras. On peut imaginer qu’ils chantent ou récitent des prières. Ainsi cadré, le cliché permet aussi d’apprécier l’importance du cortège qui s’étire sans discontinuer jusqu’au fond de la rue. La procession est photographiée tout au long de son parcours, Grande rue, place Croisollet, rue de Montpelaz jusqu’à l’église Sainte-Agathe où un important clergé règle la cérémonie au milieu des familles et des enfants.
La vierge à la barque quittera le diocèse d’Annecy par Collonges pour à nouveau parcourir celui de Belley fin novembre. Au cours des trois mois durant lesquels la « Vierge blanche » sillonne les paroisses de Haute-Savoie, bien d’autres évènements agitent le France et le monde. Pour la seconde fois depuis 1945, une assemblée nationale constituante est élue en France en juin 1946. Son travail soutenu va déboucher sur l’adoption d’une constitution fin septembre 1946. Le mois suivant, par référendum, les électeurs l’approuvent : la IVe République vient de naître. Au même moment, un évènement culturel anime la Côte d’Azur, appelé à devenir bientôt un moment essentiel pour le « planète cinéma ». Le 20 septembre 1946 s’ouvre le premier festival de Cannes. En Allemagne, le verdict du Tribunal de Nuremberg tombe le 1er octobre. Les principaux dignitaires nazis viennent d’être condamnés à la peine capitale pour crime contre la paix, crime de guerre et crime contre l’humanité. Notre-Dame de Boulogne traverse encore le diocèse de Belley quand en décembre l’Unicef est créé et qu’en Indochine débute une des deux guerres coloniales qui va affecter notre pays.
Ce regain du culte marial que provoque le passage de la vierge nautonière ne doit pas faire illusion en donnant à penser qu’une « relative réconciliation des Français s’amorce ». Si « au nom de la solidarité, née pendant la Résistance, les conflits semblent s’apaiser un temps », écrit l’historienne E. Deloche dans son ouvrage « Le diocèse d’Annecy de la Séparation à Vatican II » (consultable en ligne), « rapidement l’installation du monde dans un système bipolaire avec la Guerre froide fait renaître les rancœurs ». L’illusion d’un retour à la « ferveur d’antan » doit aussi être levée. Le périple de la vierge blanche ferme une époque pour une société qui entre dans la modernité avec le désenchantement du monde qui l’accompagne.
Les itinéraires qui ont conduit les jeunes gens sur les voies de la Résistance sont multiples. Deux engagements, l’un féminin, l’autre masculin nous montrent que si le point de départ est individuel, il devient forcément collectif pour pouvoir mener la lutte le plus longtemps possible.
Enregistré il y a quelques années par l’association Kronos, Roger, un agriculteur d’Entrelacs, raconte comment et dans quelles circonstances il est entré dans « le refus et la désobéissance ». Appartenant à la classe 42, il est convoqué avec toute sa génération aux Chantiers de jeunesse mis en place par le gouvernement de Vichy. Il a vingt ans et doit rejoindre groupement n°9 à Monestier-de-Clermont en Isère pour une durée de huit mois. C’est un Chantier de jeunesse installé à proximité du Mont aiguille dont il va tirer son nom « Le Roc » et sa devise « Sans faille ». Cet environnement montagnard et forestier se lit parfaitement sur l’écusson du chantier.
Après une demande de sursis liée à un problème de santé, il reçoit une convocation pour partir en Allemagne pour le STO et refuse. Commence alors en mars 1943 la vie au maquis qui va durer près d’un an et demi. L’historien A. Palluel-Guillard dans « La Savoie de la Révolution à nos jours » retrace le contexte général de ce refus : « La relève décidée par Laval revenu au pouvoir en juin 1942, puis le Service du Travail Obligatoire officialisé en février 1943 multiplient les réfractaires savoyards ou non, tous heureux de trouver dans les montagnes et les forêts un abri contre l’administration et la police ». L’historien précise ensuite que « Pour le seul département de la Savoie… en juin 1943 lors de la convocation de la classe 42 pour le S.T.O sur 4800 jeunes recensés en un mois, seuls 269 partent ».
Notre résistant fait part des difficultés de son choix : « Il y avait tellement de sortes de maquis qu’il fallait aller au bon endroit. J’étais pour la France mais pas pour les partis ». Il gagne avec un ami la haute Tarentaise où il rejoint un groupe installé du côté des Chapieux.
Le danger est partout raconte-t-il : « il était difficile de circuler, il y avait des barrages, il ne fallait pas se faire prendre ; triste période, on n’était jamais tranquille, il fallait ne pas trop parler, se méfier de tous ceux que l’on ne connaissait pas ». La question des moyens se pose tout le temps, on manquait d’armes. Il se souvient d’un parachutage vers Grésy-sur-Aix en 1944 mais en Tarentaise où il se trouve, son groupe reste assez démuni. Il aborde aussi la menace qui pesait alors sur la population en cas de sabotage en racontant l’anecdote suivante : « Il y avait une ligne électrique aérienne le long du Sierroz, les Allemands avaient imposé à toutes les communes la désignation d’un gars pour la surveiller. On n’a jamais rien fait ». La fin de la guerre le trouve du côté d’Albertville où il participe à la libération de la Savoie avant de s’engager à Lyon dans l’armée régulière. Cette dernière l’expédie à Aix-les-Bains où il servira de brancardiers dans les hôpitaux de la ville.
Ceux qui appartiennent à « l’armée des ombres » se rencontrent aussi en dehors des maquis dans les réseaux de résistance. C’est le cas d’une jeune femme native de Grésy-sur-Aix, Paulette Besson qui dans le cadre de son travail sort de la préfecture de Chambéry de quoi produire de vrais-faux passeports et cartes d’identité bien utiles pour tous ceux qui résistent à l’occupant. Son attitude héroïque a fait l’objet de nombreux articles dans la presse dès la fin du conflit mondial quand on connaît son décès à l’âge de 23 ans au camp de Beendorf, contrainte à travailler dans les mines de sel. En septembre 1945, on peut lire dans la presse chambérienne sous le titre « Une Jeune Fille au grand cœur » un texte de Jean Devienne qui débute ainsi « Paulette Besson est morte. Elle est morte en Allemagne. Elle a succombé à l’horrible maladie qui suit les guerres pour ajouter à l’horreur qu’elles engendrent : elle est morte du typhus ».
Début 1943, elle est une employée de préfecture « modeste et gaie » à propos de laquelle une de ses amies déclare qu’elle « était si effacée, si discrète ». Impossible au début de se douter que cette jeune fille au grand cœur travaille pour la résistance. Affectée au bureau de placement, elle fabrique de faux certificats de travail qui permettent à de nombreux jeunes d’échapper au STO. Jean Devienne, dans son article de 1945 le dit en ces termes vibrants : « Employant toute sa finesse à déjouer les traquenards, profitant avec habileté de sa situation dans des bureaux fermés, la petite dactylo procurait les alibis, favorisait les fuites, régularisait la position illégale des insoumis ». Assez vite, cet engagement ne lui suffit plus, elle passe à un degré supérieur en entrant dans le réseau de renseignements Coty. Comme l’écrit Charles Rickard dans son ouvrage sur la résistance, la Savoie se trouve « au cœur des réseaux ». Émanation du réseau belge Sabot, le réseau Coty dirigé par le lieutenant-colonel Georges Orrel a établi son poste de commandement à Chambéry, chemin de Mérande. De là, le réseau envoie à Londres les renseignements recueillis par ses agents. Paulette Besson en est une cheville performante par sa capacité à rapporter des renseignements précieux. Le réseau est décapité par les Allemands le 30 mai 1944, la plupart de ses membres sont exécutés par l’occupant. Un monument à leur mémoire est aujourd’hui visible au bord de la RN6, sur la commune d’Arbin. Paulette Besson va être conduite au siège de la Gestapo de Chambéry où elle sera torturée avant d’être internée à la caserne Curial puis dans les cellules du fort Montluc à Lyon d’où elle partira vers la déportation à Ravensbruck puis vers les mines de sel du camp de Beendorf.
Le docteur Rohmer, médecin déporté dans le même camp raconte dans un témoignage écrit en février 1945 la fin de la résistante : « J’ai bien connu Mademoiselle Besson… Elle fut la première Française que nous avons perdue à Beendorf, venue de Ravensbruck chez nous en juillet 1944. Je l’ai vue quotidiennement à l’infirmerie en août et septembre. Nous parlions souvent, dans la limite où la surveillance nous le permettait. Elle m’avait parlé de son activité à Chambéry, de sa maman… Tant que je venais à l’infirmerie, Paulette Besson était gaie et très courageuse. Début octobre… son état s’était aggravé. Elle est morte vers le 10 octobre… Je me souviens très bien qu’à la grande fureur du commandant, ses camarades Françaises ont trouvé moyen de placer quelques fleurs sur ce qui servait de cercueil ».
Aujourd’hui, sa mémoire est rappelée dans sa commune de naissance. À Grésy-sur-Aix, une place porte son nom, on y trouve une belle stèle et à proximité un panneau avec sa photographie accompagnée d’un texte sur son parcours de résistante. Chambéry a donné son nom à une de ses rues et à la préfecture, dans le nouveau bâtiment du service d’identité une plaque rappelle sa mémoire. « Paulette Besson vit dans le souvenir de tous les chambériens » écrivait dans le « travailleur alpin » le journaliste Marc Foray. Près de quatre-vingts ans plus tard, nom de rue et stèle ont pris le relais plaçant sous les yeux des passants les lointaines lueurs d’un temps où résister se payait souvent du prix ultime.
« Fabrique de chaussures à semelle bois, Cathiard Lux-Alba », c’est ainsi qu’est annoncée dans l’Annuaire officiel de la Savoie, édition 1942, l’existence de cette entreprise installée à Albens. Cette dernière va connaître une intense activité durant la guerre comme on peut l’apprendre par les quelques lignes que lui consacre Josette Reynaud dans un article publié par la « Revue de géographie alpine » en 1944, intitulé « L’Albanais (Savoie), étude économique ». Avant de présenter l’entreprise, l’auteur campe le contexte économique du moment : « il faut signaler l’extension de la production des galoches, ces deux dernières années, extension due au manque de cuir ». Elle dresse ensuite ce court tableau de la fabrique Lux-Alba : « Dans le même genre de travail, il existe à Albens une entreprise qui fait travailler, depuis 1941, quarante à cinquante femmes des Bauges, pour la fabrication des dessus de semelles de bois, exécutés en crochetant du raphia. Ces chaussures sont expédiées à Chambéry, Annecy, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne et même Paris ».
L’entreprise est installée au cœur du village, dans le carrefour central, en face de l’hôtel de France et à proximité du « bornio » (fontaine édifiée en 1836) et du magasin Montillet. Elle figure sur de nombreux clichés photographiques et cartes postales réalisés dans les années 40 et début 50.
Sur ce cliché des éditions « La Cigogne », on distingue bien la devanture du magasin et l’enseigne qui surmonte la vitrine. L’intérêt de l’emplacement est évident, à proximité de tous les commerces de l’époque, en bordure de la place où se tient le marché hebdomadaire. Un autre cliché réalisé sans doute lors du passage de « Notre Dame de Boulogne » en 1946 permet de voir l’importance du bâtiment entièrement décoré et pavoisé pour l’occasion.
Sur l’enseigne on peut parfaitement lire « Chaussures Lux-Alba gros détail ». C’est une jeune femme d’environ vingt-cinq ans en 1941 qui est à l’origine de cette entreprise si caractéristique des années de guerre et de pénurie. Lucienne Cathiard, née au Noyer, a vécu par la suite à Paris avec des parents qui travaillaient dans le cuir pour son père et dans la couture pour sa mère. On peut supposer qu’elle a dû quitter la capitale au moment de la défaite de mai/juin 40 pour venir se réfugier en Savoie, probablement au Noyer. Forte des compétences acquises au contact du monde parisien de la mode, elle se lance dans la création et la confection de chaussures, basant son entreprise à Albens en 1941.
Cette année-là précipite la France et sa population dans l’univers de la pénurie. Une pénurie orchestrée par l’Allemagne nazie qui met durement en application les conditions de l’armistice de juin 1940.
Très vite, le ravitaillement de la population en chaussures fait l’objet d’une loi établissant un système de bons d’achat par la mairie, qui donnent droit, à partir du 5 janvier 1941, à l’attribution d’une paire par personne, sans périodicité précise. Sans rire, la propagande de l’époque annonce, par voie de presse, que « Le Maréchal a fait la demande d’un bon de chaussure ». Elle pousse le cynisme jusqu’à reproduire la fiche réglementaire. La population va devoir s’adapter à l’usage de chaussures dans lesquelles les matières nobles comme le cuir vont désormais être de plus en plus absentes. L’exposition « La chaussure 1941 » qui se tient au début de l’été voit l’explosion des modèles à semelle de bois, les seuls qui peuvent être achetés sans tickets (voir cet article). C’est dans cet environnement économique que les chaussures Lux-Alba voient le jour.
La production nécessite de savoir travailler matières végétales, bois pour la semelle et raphia pour le dessus de la chaussure. Il faut trouver et former des personnes qui vont ensuite travailler à façon chez elles.
Dans l’article de la Revue de géographie alpine publié, l’auteur précise que l’entreprise fait alors travailler de nombreuses femmes des Bauges, ce qui n’est pas pour surprendre puisque la fondatrice de l’entreprise en est originaire. Il devait y avoir aussi un certain savoir-faire local dans ce domaine. En effet, dans un ouvrage de Françoise Dantzer consacré à Bellecombe-en-Bauges, l’auteur rapporte que « pendant la dernière guerre, les femmes travaillaient le raphia ». Une photographie permet de voir un modèle de chausson produit par ces travailleuses.
Tout autour d’Albens, la fabrique Lux-Alba employait aussi une quarantaine de personnes du canton. « On se formait chez Albert Viviand à Pouilly » rapporte Roger Emonet. Avec le raphia fourni par l’entreprise nous apprenions à fabriquer la semelle « constituée par une tresse enroulée et cousue dans laquelle était incorporé un talon en bois ». Nous utilisions alors « des aiguilles fabriquées à partir de baleines de parapluies sciées ». Le dessus de la chaussure était aussi réalisé en raphia travaillé au crochet. On fabriquait aussi des lacets, des pompons, des bordures tout comme des renforts pour les semelles.
Les modèles produits par Lux-Alba étaient très variés. Nous connaissons pour le moment trois sortes de chaussures fabriquées à Albens : un modèle de type galoche, des mocassins et enfin des bottines fourrées. La paire de mocassins est présentée dans une des vitrines de l’Espace patrimoine à Albens. De pointure 38, elle offre un chaussant très confortable qui surprend encore aujourd’hui. Les bottines sont également magnifiques avec une doublure fourrée en peau de lapin. Il est facile de comprendre que Lux-Alba ait pu vendre sa production dans de nombreuses villes de la zone sud et même jusqu’à Paris.
En dehors de ces modèles, l’entreprise a pu produire des sandales pour l’été ainsi que de petits sacs à main en raphia.
Après la Libération, la pénurie de matières premières ne disparaît pas immédiatement. De ce fait, l’entreprise continue à fonctionner pendant quelques années. En 1946, Lucienne Cathiard figure bien dans le recensement de la commune avec la profession de « fabricant de chaussures ». On retrouve encore mention de l’entreprise en 1950 dans l’Annuaire officiel de la Savoie. Par la suite, avec l’entrée dans la société de consommation et l’arrivée d’une forme « d’abondance », la production de chaussures en bois et raphia décline, entraînant la disparition de l’entreprise. Aujourd’hui, même son souvenir s’est effacé des mémoires. Toutefois, dans le contexte écologique contemporain, ces chaussures entièrement naturelles ne pourraient-elles pas rencontrer un nouveau public ?
La pénurie qu’entraîne à partir de 1940 le rationnement ouvre l’époque du sans sucre, sans matières grasses et du peu de farine ou de viande. Nourrir la famille devient un casse-tête quotidien pour la ménagère, la mère de famille, la maîtresse de maison. Les recettes de cuisine qui « fleurissent » alors proposent mille et une façons de substituer, remplacer, réduire tout ce qui peut l’être. Ces subterfuges culinaires s’échangent entre ménagères durant les longues files d’attente, peuvent s’entendre à la radio ou découverts dans les multiples ouvrages culinaires édités à l’époque.
Parmi les plus connus on trouve l’ouvrage d’Edouard de Pomiane, célèbre professeur à l’institut scientifique d’hygiène alimentaire, un livre édité en 1940 sous le titre « Cuisine et Restrictions ».
Sont également appréciés « La cuisine d’aujourd’hui avec ou sans tickets » sous la plume de Jacqueline Hardy, ainsi que « Comment se nourrir au temps des restrictions » rédigé par Mme F. Gay (ouvrage consultable en ligne). Ces ouvrages ont tous en commun de certes livrer des recettes mais surtout de faire accepter les contraintes du moment. La radio propose régulièrement des émissions culinaires. Ceux et celles qui captent « Radio Lausanne » peuvent suivre l’émission bi-mensuelle du journaliste Albert Muret intitulée « Plat du jour » et noter soigneusement, en juin 1942, sa recette du « gâteau aux carottes ».
Ces recettes peuvent être classées en fonction des recommandations de l’époque. Une première catégorie pourrait s’intituler « ne pas perdre une miette ». Le pain est l’objet d’une particulière attention. Il doit être coupé en tranches fines comme le proclame une célèbre affiche de ces temps de pénurie. L’image rappelle aussi la rareté d’un aliment que l’on ne peut acheter sans tickets de rationnement et enjoint le « consommateur » d’utiliser « toutes les croûtes pour les soupes ». Une recette de « potage aux miettes de pain » débute par cette série de conseils pratiques : « Les miettes de pain représentent un agent de liaison excellent. Il faut recueillir soigneusement dans une boite toutes les miettes provenant de pain coupé, de dessertes, etc. On peut les conserver au naturel ou après les avoir fait sécher au four. Elles constituent un élément précieux de la confection des soupes et des puddings comme des hachis ». La recette proposée ensuite est celle d’un potage provençal qui tient sans doute son appellation du fait que l’on y incorpore de l’huile et de l’ail. En voici le détail : « Dans une cuillerée d’huile d’olive, faites dorer une tasse à thé de miettes de pain ainsi qu’une tête d’ail hachée que vous pouvez remplacer par un oignon. Mouiller avec un litre d’eau chaude dans lequel vous mettez une pointe de safran et un brin de thym. Laissez bouillir à petit feu pendant une vingtaine de minutes. Si vous disposez au lieu d’eau d’une eau de cuisson de poissons ce potage deviendra délicieux ». La fin de cette recette contient une autre recommandation essentielle pour l’époque, l’eau de cuisson est un bien précieux. « Ne la laissons pas perdre », recommande dans son ouvrage Mme F. Gay : « Les légumes cuits à l’eau communiquent à cette eau une partie notable de leurs sels minéraux. On utilisera l’eau de cuisson des légumes, celle des nouilles et céréales pour les potages qui n’en seront que meilleurs. Les courts-bouillons de poissons serviront également pour nos soupes ».
Dans les menus que proposent les livres de cuisines, les salades tiennent une place importante. Mais comment assaisonner endives, laitues, pissenlits et autres scaroles quand se pose en permanence le remplacement des corps gras. Edouard de Pomiane n’est pas à court de solution en proposant de « fausses huiles » réalisées avec du beurre si on en dispose, avec de la fécule ou encore à la graisse de cheval. Pour réaliser cette dernière : « Faites fondre, à petit feu, 125 grammes de graisse de cheval, dans une casserole moyenne. Éloignez la casserole du feu. Ajoutez un jaune d’œuf cru. Mélangez au fouet. Ajoutez le jus d’un demi-citron. Mélangez. Par petite portions, ajoutez 1 litre d’eau bouillie et refroidie, en mélangeant au fouet. Vous obtenez un liquide crémeux, jaune, ressemblant à de l’huile figée. Versez dans une bouteille. Avant d’assaisonner la salade, agitez fortement la bouteille ». C’est le temps de la contrefaçon et du remplacement permanent, pour la mayonnaise, les confitures sans sucre ou les entremets. La saccharine, le salicylate de soude en petite quantité permettent de remplacer le sucre. On emploie aussi la springaline, poudre jaune verdâtre destinée à remplacer plutôt mal que bien le fromage manquant. L’ersatz, produit de consommation de moindre qualité destiné à en remplacer un autre devenu rare, règne alors en maître.
Pour améliorer le quotidien, étoffer les menus il y a tous les produits du jardin. Un témoin rapporte : « Pour compléter nos portions congrues, chaque espace de terrain autour des maisons était transformé en potager ». Sur une photographie aérienne du centre d’Albens prise peu après la guerre, on distingue bien l’importance des surfaces consacrées aux jardins potagers.
Ils forment une large bande de part et d’autre de l’église. Ils procurent tout ce qui entre dans la composition du célèbre bouillon aux herbes que propose alors une affiche de la Croix Rouge : « Dans un litre d’eau, 60 grammes d’oseille, 60 grammes de cerfeuil, 60 grammes de cresson, 60 grammes de laitue. Salez le tout ; nutritif et sain ».
Ces jardins permettent aussi un petit élevage de poules et de lapins. Les vaillantes pondeuses procurent les œufs indispensables aux recettes du moment comme cette omelette avantageuse : « Prenez deux œufs, battez en neige les blancs, ajoutez de la mie de pain trempée dans du lait écrémé. Bien battre cette composition, salez, poivrez. Cuire comme à l’habitude. Économique. Les œufs sont rares ». Parmi les nombreux moyens employés pour leur conservation il y a le « combiné Barral » évoqué par Nicole Buffetaut dans son excellent livre de souvenirs « Cuisinons sous l’occupation » aux éditions Ysec.
Aujourd’hui, les stratégies alimentaires de ces temps difficiles, économes et parcimonieux, pourraient redevenir source d’inspiration pour tous ceux que les évolutions environnementales préoccupent !
Avec le tournant de la guerre, on n’écoute plus la radio comme on le faisait dans les années 30. Ceux qui possèdent un poste de TSF suivent avec angoisse le déroulement de la bataille de France jusqu’à la terrible annonce de Pétain le 17 juin 1940 : « C’est le cœur serré que je vous dis qu’il faut tenter de cesser le combat ».
Un article publié dans le « Petit Dauphinois » nous renseigne sur la réception de ce discours défaitiste : « C’est dans un restaurant ouvrier de la banlieue que, portée par les ondes, la voix du maréchal Pétain nous a atteint. Il n’y avait là que des hommes. On mangeait déjà sans appétit. Quand le speaker annonça la déclaration du chef de gouvernement de la France, nous nous immobilisâmes tous. Pâles, crispés, les uns écoutèrent coudes sur la table et front dans les mains ; d’autres, droits sur leur chaise, comme pétrifiés ; quelques-uns debout, mais les épaules rentrées. Et tous les nerfs claquèrent quand tombèrent les mots : « il faut tenter de cesser le combat […] Je me suis adressé cette nuit à l’adversaire ». Alors, presque tous les hommes qui étaient là pleurèrent. Certains ne purent réprimer des sanglots… Et la Marseillaise qui, du haut-parleur, déferla ensuite dans la salle, ne parvint pas à les fouetter. Un vertigineux silence suivit ». Comme on peut le voir, restaurants et cafés sont souvent équipés d’un poste de TSF ce qui permet aux classes populaires de suivre les évènements. Le message du chef de gouvernement est diffusé depuis le poste de Bordeaux, relayé par les émetteurs encore en service à Toulouse, Marseille, Nice, Grenoble, Montpellier. En effet, l’avance allemande ne permet plus d’émettre à partir de Paris, Nantes ou encore Lyon où l’émetteur a été mis hors d’état avant que les forces du Reich ne s’en emparent.
Début juillet, après l’armistice, la nouvelle radio nationale de Vichy diffuse sa première émission depuis le studio installé au Casino de Vichy à proximité du service des informations logé à l’Hôtel du Parc, la résidence de Pétain et de son gouvernement. Au même moment, dans la capitale, Radio-Paris diffuse à nouveau sous contrôle allemand. Très vite, la station parisienne va être la cible privilégiée de Radio-Londres qui émet à partir des studios de la BBC. C’est un de ses « animateurs », Jean Oberlé, qui invente cette ritournelle devenue désormais célèbre « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ». La France se met à l’écoute de la France Libre. En octobre 1940, on raconte qu’à Chambéry les rues sont désertes à l’heure de la BBC. Cette histoire inspire alors un dessinateur de presse qui représente un village de France portes et fenêtres closes, rue vide où trotte un chien solitaire, avec pour légende « L’heure de la BBC ».
Cela suppose la possession d’un appareil de radio. Il est plus difficile d’acheter un modèle dans le commerce mais on peut le faire construire. Publiée dans le Journal du Commerce en mars 1941, cette publicité informe les lecteurs qu’ils peuvent s’adresser à L. Lansard à Chainaz-les-Frasses. Ce dernier assure la « construction d’appareils toute puissance, fonctionnement irréprochable, présentation impeccable au meilleur prix ». On peut aussi le construire soi-même comme l’explique Robert Tournier à propos de son poste à galène réalisé durant la guerre : « J’ai monté mon premier poste de TSF… Il fallait que j’aille voir des gens qui faisaient de la radio à Saint-Félix, au Viviers-du-Lac… Je faisais beaucoup de récupération, récupération de cuivre, de bobinages, de vieilles lampes… C’est avec ça que j’essayais de me débrouiller ».
Après l’installation d’une longue antenne aux alentours de la maison à Saint-Girod, il a été possible de se mettre à l’écoute des nouvelles du monde : « on venait écouter surtout les informations pendant la guerre… On se réunissait pour écouter ce qui se passait, mais c’était pas évident… et comme c’était défendu, c’était défendu d’écouter la BBC, donc l’Angleterre, on risquait de se faire choper ». L’écoute de la radio présente alors des risques lorsqu’on s’éloigne des radios officielles comme le rapporte ce témoin chambérien : « un Téléfunken, que mon père écoutait, le soir, dans la pièce la plus centrale de la maison, la radio avait moins de chance de s’entendre dehors… Il écoutait aussi la Suisse, Radio-Sottens ».
La radio est aussi une source de distraction avec la retransmission de concerts, de pièces de théâtre, de chansons à la mode. Voici le programme que propose à ses auditeurs en janvier 1943 le poste de Grenoble : « Musique de charme, Les reines de France par Léon Treich, les chefs d’œuvres oubliés par André Thérive, Faites nos jeux par Robert Beauvais, Le Chemineau de Jean Richepin » et pour clôturer la journée à 22h30 « Une heure de rêve aux Alentours de Paris ». On peut aussi suivre des émissions culinaires qui proposent des recettes pour temps de pénurie.
Avec l’accélération de l’histoire en 1944, les tensions à propos de la radio s’accroissent. Posséder un poste peut vous mettre dans une situation difficile. C’est ce qui ressort de la lecture du journal « Le Petit Savoyard » de début septembre. On y apprend qu’à Moûtiers et aux alentours « par ordre des troupes d’occupation allemandes, les possesseurs de postes de radio avaient été priés de porter leurs appareils dans des endroits désignés. L’ordre a été exécuté et pendant quelques jours de nombreux postes – plusieurs centaines – ont été entreposés à la caserne de la ville ». La ville de Moûtiers enfin libérée, les propriétaires ont eu du mal à récupérer leur matériel dans de bonnes conditions suite à des détériorations et plus grave à des disparitions. Aussi le journaliste alerte-t-il les « indélicats » qu’ils sont priés « de les rapporter avant que plainte soit déposée ». La libération de tout le territoire achevée, la reconstruction du réseau radiophonique terminée, une ère nouvelle va s’ouvrir pour la radio avec le transistor.
Dès l’automne 1940, cette >salle de cinéma et de spectacle qui anime depuis douze ans la vie culturelle locale doit brutalement s’adapter aux nouvelles conditions d’exploitation qu’imposeront successivement le régime de Vichy puis l’occupation allemande. Un temps de contraintes matérielles, morales et politiques s’ouvre alors qui ne connaîtra son terme qu’à l’été 1944 avec la Libération.
Pour traverser cette période, les courtes notices relevées dans le Journal du Commerce de Rumilly seront notre guide principal.
Les évènements tragiques de mai/juin 40 étant passés, la saison cinématographique débute dès le mois d’octobre. Avec elle s’ouvre le temps des pénuries, du contrôle exercé par l’occupant et par les autorités françaises. Dans le Journal du Commerce, l’ouverture de la saison est désormais accompagnée de cette formule explicite : « malgré les difficultés de l’heure, le Foyer a pu s’assurer pour cette saison de toute une série de beaux programmes ». Une simple phrase qui résume bien le carcan dans lequel les petites salles de cinéma se trouvent prises. L’historien du cinéma François Garçon dans son ouvrage « De Blum à Pétain 1936/1944 » nous apprend que ce contrôle se met en place très tôt lorsque « la Commission d’armistice, dès le 24 août 1940, remet à la délégation française une liste de films considérés par le gouvernement allemand comme films d’incitation à la haine contre l’Allemagne, soit cinquante-sept films américains, six anglais et quinze français ».
Aussi n’est-il pas surprenant que sur la quinzaine de films projetés par le Foyer albanais entre octobre 1940 et avril 1941, on relève une majorité de films français récents. Seuls le film soviétique « Tempête sur l’Asie » et « Ramona », film tourné aux Etats-Unis, échappent à cette « francisation » de la sélection.
Tous les films français retenus sont récents, tournés entre 1937 et 1939 avec des vedettes confirmées comme Larquey, Pauline Carton, Fernandel, Andrex et quelques jeunes premières comme Anne France ou Gisèle Préville. Les comédies sentimentales, militaires ou dramatiques dominent, souvent adaptées d’un roman de la fin du XIXème siècle. C’est le cas de « Mon oncle et mon curé » projeté en février 1941. Ce film, réalisé par Pierre Caron est un succès cinématographique du moment. Durant 1h25, on suit les aventures d’une jeune femme du nom de Reine (interprétée par Anne France) qui, avec l’aide de son oncle et celle de son curé, parvient à fausser compagnie à une tante acariâtre et à épouser l’élu de son cœur.
Réalisé par George Pallu en 1939, le film « Un gosse en or » est une autre de ces comédies dramatiques qui enchantent le public. « Avec Larquey, Ainos et le petit Farguette », précise le Journal du Commerce, « c’est une œuvre pleine de gaieté et d’entrain qui doit connaître un grand succès ». Il faut dire que les vedettes à l’affiche de ce film sont des « pointures » de l’époque. Gabriel Farguette est un jeune acteur qui a déjà tenu des rôles d’enfant dans des films de la fin des années 30. Il a été Tigibus dans « La guerre des gosses » et a déjà tourné avec Georges Pallu en 1937 dans « La rose effeuillée ». Pierre Larquey est un des grands seconds rôles du cinéma. Entre 1940 et la Libération il va être à l’affiche de plus de vingt-cinq films. Ses rôles les plus connus de l’époque seront ceux de Monsieur Colin dans « L’assassin habite au 21 » et du docteur Vorzet dans « Le Corbeau » sous la direction de H-G Clouzot. « Un gosse en or » va être
à l’affiche du Foyer le 9 mars 1941.
Une autre contrainte pèse sur la programmation et le choix des films, celle de leur contenu idéologie et politique. Comme l’écrivent certains, « En ce domaine, la politique prime l’art ». C’est bien le cas pour le film « Trois de Saint-Cyr » projeté les 29 et 30 mars 1941. Ce film patriotique sorti en 1939 célèbre d’abord la première école de formation des officiers avant d’aborder dans une seconde partie leur engagement héroïque en Syrie où la France de Vichy défend alors ses intérêts. Deux éléments de la devise de l’État français se lisent en filigrane. La « Famille » tout d’abord, lorsque Pierre Mercier, major de promotion, renonce devant l’insistance de sa mère à la prestigieuse institution, traduisant de la sorte son dévouement, son amour filial sans limite. La « Patrie » ensuite avec la mise en scène de l’héroïsme colonial des élites militaires en Syrie. Il faut bien faire oublier la défaite de 40 et continuer de glorifier le drapeau, l’armée et la nation.
Dès 1942, ce sont des restrictions matérielles qui à leur tour viennent entraver le bon fonctionnement de la salle de spectacle. Voici ce que l’on annonce dans le Journal du Commerce, début janvier : « Au Foyer : il n’y a pas de programme cette semaine pour raison d’économie d’électricité et de charbon. La semaine prochaine, soit samedi 17 janvier et dimanche 18 commencera une série de trois beaux programmes. Le premier de la série sera : ESPOIRS avec Constant Rémy et Larquey ». Cette comédie dramatique réalisée par Willy Rozier en 1940 est l’histoire de deux jeunes gens, amis d’enfance, dont l’amour naissant est contrarié par leurs familles à propos d’une affaire de champs mitoyen. Pour préserver leur amour, ils cherchent à fuir en barque et manquent de se noyer. Conscients de leurs responsabilités dans cette tragédie, les deux familles se réconcilient. Quelle pouvait être la réception d’un film plaçant la réconciliation au cœur de l’histoire au moment où Laval allait revenir aux affaires, avec les conséquences que l’on connaît. Réconciliation et collaboration plus affirmée allaient renforcer encore le pillage opéré par l’occupant sur toutes les matières premières, les produits agricoles et industriels de la France. La population allait durement s’en rendre compte.
Il faut disposer de cartes de ravitaillement pour pouvoir bénéficier des maigres rations octroyées par le gouvernement. Dans l’Albanais comme ailleurs, c’est avec une carte de charbon que l’on peut retirer le combustible indispensable durant les hivers très froids de 1942 et 1943. Le Foyer albanais, ne disposant pas de suffisamment de combustible pour chauffer la grande salle et devant aussi économiser l’éclairage, annule la séance prévue.
Le cinéma doit également prendre en compte la baisse du nombre des films en circulation du fait de la disparition des matières premières entrant dans la composition de la pellicule. « La diminution du nombre de copies positives contribue alors à ébranler le cinéma français » rapporte François Garçon dans son ouvrage, précisant ensuite que « les 60/80 copies par film d’avant guerre sont ramenées à 30/40 durant l’Occupation, pour n’être plus que 26 au printemps 1943 ».
Les films se faisant rares, le Foyer albanais mettra plus souvent à son programme de grandes soirées théâtrales, des spectacles de music-hall et des soirées concert. On fait appel à des troupes locales telles « La Scène » de Chambéry qui joue au profit de « l’œuvre des prisonniers » le 8 juin 1941. Le Journal du Commerce détaille longuement le contenu de la soirée avec au programme : « Un jeune homme qui se tue, comédie en quatre actes de Georges Berr, qui a obtenu dernièrement un grand succès au théâtre de Chambéry. Nous avons déjà eu, en septembre 1938, l’occasion d’applaudir cette sympathique compagnie et le souvenir du succès qu’elle a remporté ne s’est pas effacé. On peut s’entendre à un nouveau triomphe, la pièce étant d’un entrain fou et d’une gaieté débordante d’un bout à l’autre ».
La même troupe est reçue deux mois plus tard pour une grande soirée de music-hall. Un spectacle de trois heures avec « le concours du comique Morand, des merveilleux acrobates : Les Andrenas, du compositeur accordéoniste Daljan et des chanteurs : Mag Gill et Relgey », précise le Journal du Commerce.
L’année suivante, le journal signale le passage du « groupe artistique de la société chorale d’Aix-les-Bains » pour un concert vocal avec sketch comique et fantaisie puis la venue quelques semaines plus tard de « la sympathique troupe de P. Barlet avec son célèbre orchestre et toute sa joyeuse compagnie dans un spectacle entièrement nouveau » pour laquelle « en raison de l’importance et de la valeur du spectacle, les prix habituels des places seront exceptionnellement majorés ».
Les troupes professionnelles ne sont pas les seules à se produire au Foyer albanais. Les jeunes de la JAC et de la JACF assurent aussi des séances récréatives au profit des prisonniers de guerre. Voici ce que l’on peut lire dans la presse locale à propos du spectacle donné en juin 1942 : « Les spectateurs étaient venus nombreux, même des communes avoisinantes, applaudir et témoigner leur sympathie aux jeunes acteurs et actrices, qui manifestèrent un réel talent, dans la présentation du programme tour à tour sérieux, patriotique et comique. La recette produite par les trois représentations sera affectée à la confection d’un colis à chacun des 28 prisonniers de la commune. Bravo et merci les jacistes. Une fois de plus, vous avez donné la mesure de votre désintéressement, de votre dévouement et de votre esprit de solidarité fraternelle ».
Nous retrouvons ces soirées récréatives tout au long de la guerre. Peu avant le débarquement de Normandie, on annonce encore que « devant le succès remporté, les jeunes donneront une troisième et dernière séance, salle du Foyer, dimanche 4 juin, après midi à 15h30 ».
Les semaines qui suivent plongent à nouveau la France dans le tourbillon de la guerre. Ce sont les troupes débarquées le 15 août en Provence, appuyées par les Forces Françaises de l’Intérieur, qui libèrent tout le sud-est de la France. Désormais les temps changent, la république est restaurée, la figure du général de Gaulle domine la scène politique. La saison d’automne du Foyer albanais s’ouvre sans surprise par un grand gala FFI qu’un article du Journal du Commerce nous annonce ainsi : « Dimanche 29 octobre à 14h30 et à 20h salle du Foyer, grand gala FFI au profit des réfugiés de la Maurienne avec le concours de Salembier du Grand Cercle, de Micheline Guilland et des artistes amateurs d’Aix-les-Bains. Nous félicitons les F.F.I de l’initiative de cette manifestation qui étant donné son but de bienfaisance doit remporter un grand succès ».
Mais la programmation des films n’est suspendue qu’un instant. En effet, le Journal du Commerce s’empresse d’avertir qu’après le gala « un très beau film » sera proposé « la semaine prochaine, samedi 4 novembre et dimanche 5 » avec à l’affiche « Michèle Morgan, dans Les Musiciens du Ciel ». Une production en phase avec le contexte du moment. Ce film dramatique de Georges Lacombe sorti en 1940 s’appuie sur un scénario tiré d’un roman de René Lefèvre. Michèle Morgan tient le rôle central d’une officière de l’Armée du salut dont le dévouement tirera un petit malfrat de l’ornière. C’est le retour sur les écrans du Foyer albanais de cette grande actrice dont le dernier tournage en France remontait à 1939 avec sa participation remarquée dans « Remorques » au côté de Jean Gabin. En effet, peu après le début du conflit mondial, elle part s’installer aux USA où elle tournera cinq films peu marquants. Bientôt elle regagnera le haut de l’affiche pour son rôle dans la « Symphonie pastorale » pour lequel elle va recevoir le premier prix d’interprétation féminine de l’histoire du festival de Cannes en 1946.
La grande scène du Foyer albanais nous a permis de visionner quelques images de ces temps douloureux et de voir comment fut maintenue la lumière des écrans et de la scène apportant un peu de gaieté dans un quotidien difficile. Une nouvelle séquence historique commence qui verra le Foyer albanais reprendre un cours plus apaisé avec une programmation intégrant à nouveau des films produits par les grandes nations de la « planète cinéma ».