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À l’école : premier salut aux couleurs

Six mois déjà que le maréchal Pétain, à la tête de l’État français, dirige depuis Vichy la zone libre. Sa politique dite de la « Révolution nationale » cherche à susciter l’adhésion au régime de diverses composantes de la population, anciens combattants, travailleurs de la terre et bien sûr la jeunesse dont on va soigneusement contrôler l’éducation.

Illustration tirée de l'almanach de la « Légion des Combattants » (archive privée)
Illustration tirée de l’almanach de la « Légion des Combattants » (archive privée)

C’est ainsi qu’au début de l’année 1941, à Albens comme dans toute la zone libre, le salut aux couleurs devient une pratique régulière dans les écoles. Cette cérémonie « simple et touchante, » lit-on dans le Journal du Commerce du 15 février 1941, « s’est déroulée lundi dans la cour des écoles à l’occasion du premier salut aux couleurs ». Un photographe a saisi le moment des discours juste avant qu’un élève, au pied du mât, ne hisse le drapeau tricolore. Les grandes fenêtres des classes sont visibles au fond et dans la cour de récréation où se déroule la cérémonie, les arbres n’ont pas encore leurs feuilles.

Albens, la cérémonie du salut aux couleurs (archive privée)
Albens, la cérémonie du salut aux couleurs (archive privée)

Deux groupes occupent l’espace au premier plan : à gauche les scolaires avec leurs enseignants et à droite, derrière le porte-drapeau, disposés en rangs, têtes découvertes, les anciens du village avec les autorités. C’est ce que l’on peut lire dans le Journal du Commerce, où précise le rédacteur : « à l’heure de la classe du matin, tous les enfants avec leurs maîtres et maîtresses étaient rassemblés autour du mât ainsi que la municipalité et la Légion des Combattants ». Ce dernier apporte bien d’autres informations sur la cérémonie, notamment sur le message à l’adresse des élèves et sur le caractère solennel donné à ce premier lever des couleurs : « Le président de la Légion s’adressant aux enfants, dans une éloquente allocution dégagea le sens de cette manifestation et leur demanda de collaborer, par leur travail et leur discipline au relèvement de la France. Une sonnerie de clairons retentit et un élève hisse le drapeau au sommet du mât. À la demande du Président de la Légion une minute de silence est observée ».
Yves Bravard, dans un ouvrage sur « Les savoyards et Vichy » a publié un cliché d’une cérémonie semblable à l’école communale de Saint-Pierre d’Albigny.

Photographie publiée dans « L'histoire en Savoie » n°122
Photographie publiée dans « L’histoire en Savoie » n°122

La Légion des Combattants, création récente du régime de Vichy est avant tout pour le chef de l’État, une « courroie de transmission » destinée à diffuser son message et à faire appliquer sa doctrine. Surnommée par certains « les yeux et les oreilles du Maréchal », la légion va en être surtout « la bouche » dont l’action de propagande civique cherche à communiquer aux Français le « culte des valeurs nationales ». Le chef de la Légion des combattants d’Albens ne demande-t-il pas aux enfants de contribuer au relèvement de la France par leur travail assidu dans la plus grande discipline.
Un réseau serré de sections communales, d’unions départementales puis à partir de 1941 d’unions provinciales permet à la Légion d’être partout présente dans la zone libre. Elle rencontre souvent un écho immédiat écrit Yves Bravard dans son ouvrage, « particulièrement en Savoie, territoire convoité par l’ennemi italien et qui aspirait à participer à une renaissance morale dont on lui vendait les lendemains ». Elle va connaître un certain succès en 1940-41 sous la direction de Léon Costa de Beauregard avant que son évolution vers les horizons plus tragiques de la Milice n’amenuise ses effectifs.
Lors de fréquents rassemblements cantonaux, Costa de Beauregard rencontre les sections communales auprès desquelles il expose longuement le but de la Légion. C’est le cas le 4 mai 1941 lors de sa venue à Albens dont un article du Journal du Commerce nous donne un long compte rendu. Sur la place de l’Église ont été rassemblés la fanfare de La Biolle avec des éléments de la fanfare d’Albens que renforcent les clairons et les tambours des sapeurs-pompiers. Ils vont exécuter durant les cérémonies devant l’église puis au cimetière : les Allobroges, la Marseillaise et diverses sonneries. Près de 500 légionnaires des sections locales se massent aussi sur la place. Avec la population et les enfants des écoles, ils vont assister à l’arrivée de Costa de Beauregard vers 15h. La triple finalité de cette venue ressort bien de l’article de presse. C’est d’abord les honneurs rendus à un combattant de 1940 avec « la lecture de l’élogieuse citation et la remise de la médaille militaire et de la Croix de Guerre à un grand mutilé de guerre. » Puis, c’est le déplacement au cimetière avec dépôt d’une gerbe au monument aux morts où « après la minute de silence a lieu l’émouvante prestation de serment. » Enfin, écrit le journaliste « cette journée trouve son apothéose en même temps que sa signification la plus profonde dans la réunion qui a lieu salle du foyer où M. Costa de Beauregard expose le but de la Légion. Celui-ci le fait de façon paternelle et l’auditoire est conquis par sa simplicité et sa bonté. Son exposé fut vivement applaudi et lorsqu’il termine une ovation monta de toute la salle. La foule acclama le Maréchal, la Savoie et le Chef aimé de la Légion de Savoie. »

Le foyer où se tient la réunion en 1941 (archive Kronos)
Le foyer où se tient la réunion en 1941 (archive Kronos)

Comme l’écrit l’auteur de l’article « cette belle et réconfortante journée ne s’oubliera pas. » On peut supposer qu’elle avait surtout marqué les enfants des écoles. Dans le cas contraire, la Légion pourrait leur proposer des sujets de « devoirs patriotiques » en vue du concours qu’elle organisait alors auprès des écoles.

Jean-Louis Hebrard

L’énorme chantier du dessèchement des marais d’Albens

Lorsqu’aujourd’hui promeneurs et sportifs empruntent à la sortie d’Albens le parcours de santé et les chemins de la forêt domaniale de la Deisse, ils sont loin de savoir que ces aménagements ont été rendus possibles grâce aux travaux entrepris conjointement dès 1941 par l’État Français et un syndical intercommunal nouvellement créé.
Une construction conserve le souvenir de cette période : la « maison forestière » implantée au bord de la D1201 à la sortie d’Albens en direction de Saint-Félix. Rien n’attire particulièrement l’attention, si ce n’est qu’elle est isolée, à la bordure de la forêt des « Grandes Reisses ». La construction s’inspire du style des chalets de montagne avec son toit large et débordant, ses poutres travaillées et son balcon entouré d’une rambarde imposante. C’est de là que furent lancés en 1941 les grands travaux de dessèchement des marais d’Albens.

La « maison forestière » aujourd'hui
La « maison forestière » aujourd’hui

Dans une étude parue dans la Revue de Géographie Alpine en 1944 (consultable en ligne sur le site Persée), la géographe Josette Reynaud explique : « Il a fallu la guerre de 1940 et ses conséquences pour qu’on se tournât vers l’exécution de grands travaux[…] ils ont été entrepris en 1941 avec le chantier de chômage qui comprit jusqu’à 200 personnes ; c’est ce chantier qui a creusé la dérivation de l’Albenche et effectué le travail dans la zone au nord de Braille ».
Ces travaux sont à replacer dans le contexte interventionniste de la France de Vichy et de l’État Français qui lance alors plus de cent chantiers ruraux dans la Zone sud dont ceux des marais du bas Chablais, des digues de l’Arc et de l’Albanais. Un état qui légifère et par la loi du 16 février 1941 permet l’exécution des travaux en autorisant les communes à se substituer aux propriétaires pour l’assèchement des marais. Un syndicat intercommunal est créé regroupant six communes : Bloye, Rumilly, Saint-Félix, Albens, Saint-Girod et Mognard. L’État financera à hauteur de 60%, les 40% restants étant avancés par les communes.

Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)
Le périmètre du syndicat intercommunal (archive privée)

À la fin du mois de février 1941, un article du Journal du Commerce avertit les propriétaires des marais qu’ils devront rapidement prendre les dispositions suivantes : « Les travaux d’assainissement des marais de la région d’Albens vont commencer incessamment, un plan sera affiché à la Mairie donnant toutes indications utiles. Les propriétaires dont les arbres seront abattus devront les débiter et les enlever du chantier dans les quinze jours suivant l’abatage, faute de quoi l’arbre deviendra la propriété du Syndicat intercommunal qui en disposera ». Les lecteurs sont en outre informés de l’ouverture en mairie d’un « Bureau du chantier » auprès duquel ils peuvent s’adresser pour « tous renseignements complémentaires ». Les différents propriétaires ne firent pas de difficultés, à l’exception, nous indique Josette Reynaud « de quelques habitants de Brison-Saint-Innocent qui possédaient des terres seulement pour en tirer de la blache ».
Le chantier d’Albens n’est pas le seul à s’ouvrir, en effet l’État français voit dans la politique de grands travaux le moyen de résorber le chômage. C’est ainsi que dès 1941, une centaine de chantier ruraux sont ouverts dans la Zone sud par le « Commissariat à la lutte contre le chômage ».

Cérémonie au drapeau (archive privée)
Cérémonie au drapeau (archive privée)

L’ouverture du chantier d’Albens s’effectue au mois d’avril 1941. Elle donne lieu à une très officielle cérémonie de présentation dont le Journal du Commerce donne le compte-rendu suivant : « Lundi matin a eu lieu au Chantier de l’assainissement des marais en présence de nombreuses personnalités la première cérémonie de la présentation du Chantier au pavillon national. M. Arlin, ingénieur, directeur du Chantier qui présidait la cérémonie expliqua le but de cette réunion. Puis le drapeau national fut hissé par M. Bouvier, croix de guerre 39-40. Un vin d’honneur offert par le Syndicat réunit ensuite les invités et le personnel du Chantier ».

Les ouvriers au travail dans le marais d'Albens (cliché P. Buffet)
Les ouvriers au travail dans le marais d’Albens (cliché P. Buffet)

M. Arlin qui dirige le chantier est un ingénieur sorti de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Il coordonne le travail des 200 travailleurs non qualifiés dont 175 manœuvres venus de toute la zone sud qui vont être employés au creusement de la Deisse, au recoupement de ses méandres, à la rectification générale de son cours. Ils vont aussi travailler dans le marais, divisé en une dizaine de zones dans lesquelles des collecteurs et des fossés vont être creusés transversalement à la pente. Sur une photographie on peut voir une de ces équipes travaillant avec des pelles et des scies pour couper la blache. Le directeur peut aussi compter sur l’appui de vingt-cinq spécialistes, de cinq chefs d’équipe auxquels se rajoutent cinq personnes pour la direction et le secrétariat.
Si la mise en activité de ce chantier donne lieu à quelques plaintes dont certaines pour vol, elle offre aussi de nombreuses opportunités comme la possibilité d’employer un ouvrier pour les travaux de l’agriculture. Le Journal du Commerce dans son édition du 27 avril détaille les conditions auxquelles une telle embauche est possible (durée de la journée de travail, prime de travail, rémunération des heures supplémentaires). Il est précisé que « l’ouvrier demandé sera détaché du chantier qui continuera à le conserver sur ses contrôles et à assurer les charges diverses[…] Les demandes écrites seront adressées au bureau du chantier rural à la Mairie d’Albens ou aux Mairies ».
Comment devait être logée cette masse de travailleurs ? Seules pour l’instant quelques lignes trouvées dans un article du Journal du Commerce permettent de s’en faire une idée. On y parle d’une « cité rurale » avec un « foyer » pour les travailleurs. Ces derniers peuvent se rassembler sur une place avec un mât pour la cérémonie des couleurs. Peut-être existe-t-il dans des archives familiales des documents sur cette cité rurale ? Dans ce cas leurs propriétaires, s’ils le souhaitent, peuvent nous contacter sur le site de Kronos. On ignore également tout de sa localisation.
Le 1er mai 1941, le chantier rural organise une importante cérémonie à l’occasion de la Fête du Travail au sujet de laquelle le Journal du Commerce consacre la semaine suivante un brève mais très informative description.
Ce texte permet en effet de se faire une idée du rôle que joue alors l’une des quatre fêtes majeures du pétainisme. Création du régime, elle s’intitule « Fête du Travail et de la Concorde nationale ». Avec le 14 juillet devenu « La cérémonie en l’honneur des Français morts pour la Patrie », le 11 novembre nommé « Cérémonie en l’honneur des morts de 14-18 et 1939-40 » et la fête des mères devenue « Journée des mères de familles françaises », la « Fête du Travail » contribue à la célébration tout au long de l’année du « Travail, Famille, Patrie », trilogie de l’État français.

À propos de la cérémonie organisée par le Chantier rural d’Albens le 1er mai, le correspondant du Journal du Commerce écrit « À 17h, le pavillon était hissé devant le personnel de Direction et les ouvriers formés en carré qui écoutèrent ensuite dans le foyer de la cité rurale à 17h30 le discours radiodiffusé du Maréchal Pétain. Après une vibrante Marseillaise la direction du chantier offrit au personnel un vin d’honneur ». On perçoit bien la manière dont cette fête contribue fortement au culte du « Maréchal » en ne négligeant aucun moyen de propagande (présence de la presse, écoute du discours de Pétain à la TSF, affiches, portrait du Maréchal).

Affiche de 1941 pour le 1er mai.
Cette fête est aussi le reflet de l’idéologie paternaliste et autoritaire du pétainisme comme le laisse transparaître la fin de l’article : « Généreusement, les ouvriers décidèrent d’offrir à M. le Commissaire à la lutte contre le chômage, pour être remis à l’œuvre de secours aux prisonniers de guerre, une partie de leur salaire de cette journée qui fut caractérisée par l’esprit de concorde, de camaraderie et d’entraide qui règne sur le chantier ». Dans la « cité rurale », on est loin désormais des années « Front populaire ». Vichy a réussi à faire du 1er Mai une fête maréchaliste. Le chantier rural va fonctionner jusqu’en 1942, date à laquelle de grandes entreprises prendront la relève pour exécuter de gros travaux. Ces années feront l’objet d’un prochain article.

Jean-Louis Hebrard

Les Allemands arrivent, 23/25 juin 1940

Dès le samedi 22 juin, on sait dans l’Albanais que la guerre est là toute proche. En effet, les Allemands ont atteint la rive droite du Rhône qu’ils vont franchir malgré une solide résistance de l’armée des Alpes et la destruction de la plupart des ponts. C’est aux environs de Culoz qu’ils parviennent à franchir le fleuve par le pont de La Loi qui n’a pas pu être détruit. Dimanche 23 juin, les armes parlent le long du lac du Bourget, à Brison et sur les hauteurs de l’Albanais à Cessens, la Chambotte, Saint-Germain puis Villette. Là, les Allemands se heurtent au renfort d’un régiment d’Annecy qui parvient à bloquer leur avance. Vers 19 heures, écrit le comte de Buffières dans son ouvrage « Les Allemands en Dauphiné et dans la Savoie » paru en 1942 : « l’artillerie allemande tire sur le village sur lequel pleuvent les balles. La maison Chenelaz reçoit près de cinquante obus et prend feu ». Aux alentours de 20 heures, le tir cesse mais les Allemands qui dénombrent des pertes ne vont reprendre leur progression que le lendemain, lundi 24 juin. Un journaliste du Petit Dauphinois, dans un article publié trois jours plus tard décrit longuement la lutte sur la route de la Chambotte : « elle se poursuivit toute la nuit de dimanche à lundi. Il était six heures lundi lorsque, venant de Saint-Germain, où la bataille avait été chaude, les ennemis arrivèrent à Albens. Ils tenaient à poursuivre leur avance dans deux directions : celle de Rumilly, où ils arrivèrent le lundi à 10 heures du matin, et celle de Saint-Félix où ils s’installèrent dans l’après-midi. Ainsi venaient-ils de passer de la Savoie à la Haute-Savoie ».

Carte extraite de l'ouvrage de Buffières
Carte extraite de l’ouvrage de Buffières

À l’entrée en vigueur de l’armistice, le mardi 25 juin à 1h35, l’avancée allemande se fixera sur la ligne Aix, Albens, Saint-Félix, Rumilly. Ce secteur de l’Albanais va vivre à l’heure allemande durant trois semaines.
Quand le lundi 24 juin, les habitants d’Albens qui s’étaient réfugiés la veille à Saint-Girod ou plus loin regagnent le village, ils découvrent la réalité de l’occupation allemande. Dans les rues, d’imposantes files de camions stationnent le long de la Grande rue. L’école a été réquisitionnée, soldats et officiers en ont fait leur cantonnement.

Dans la rue centrale d'Albens (archive privée)
Dans la rue centrale d’Albens (archive privée)

Le journaliste du Petit Dauphinois, Maurice Bonnard, décrit une armée allemande qui est partout chez elle : « lorsque nous arrivons à Albens, les cafés retentissent de chants : ce sont les soldats allemands qui chantent en chœur. Chez notre dépositaire l’un d’eux a toutes les peines du monde à faire comprendre ce qu’il est venu chercher : du beurre pour faire une tartine. On n’a que la ressource de l’envoyer chez l’épicier d’en face. Et les habitants d’Albens nous répètent les paroles que leur dirent les ennemis à leur arrivée : à la Chambotte, combat très dur ».
Une mesure monétaire prise par la « Kommandantur » d’Albens préfigure le pillage économique que notre pays connaîtra durant toute la guerre. Le lieutenant Kulman, commandant de la place, fixe par un avis à la population le cours du mark à 20 francs français.

Un mark vaut 20 francs (archive privée)
Un mark vaut 20 francs (archive privée)

Pour le soldat allemand les prix des denrées alimentaires fondent magiquement. Le kilo de beurre à 160 francs ne coutera plus que 8 marks, et pour le kilo de bœuf à 120 francs il ne sortira de sa bourse que 6 petits marks. Comme toujours, c’est le vaincu qui fait les frais de l’opération.
La population va également devoir s’habituer à voir la troupe défiler quotidiennement comme on peut s’en rendre compte sur ce cliché conservé dans des archives familiales.

Dans les rues d'Albens en juin 1940 (archive privée)
Dans les rues d’Albens en juin 1940 (archive privée)

En rang par trois, menée par un sous-officier, toute une section avance dans la Grand rue en direction d’Aix-les-Bains. Sur un autre cliché, c’est une section en tenue de travail qui se dirige vers la cantine. Ce rythme de vie à l’heure allemande va durer jusqu’au 15 juillet, date à laquelle l’armée d’occupation quittera la région qui relève désormais de la Zone libre sous le gouvernement de Vichy.
Il reste alors le poids de l’effondrement qui pèse et pèsera sur tout le pays avec le sentiment qu’il ne faut pas se laisser aller au désespoir.
C’est ce sentiment que retranscrit le journaliste du Petit Dauphinois dans la conclusion de son article « Dans tous les pays que nous traversons, l’attitude des habitants apparaît la même : résignée, mais digne. On se tait, en serrant les poings et l’on regarde en face les éléments d’occupation. Seulement, quand on sent les larmes venir aux yeux, on se détourne ».

Jean-Louis Hébrard

Tenir un poste de guet en 1940 à Albens

Ils furent onze à poser par une journée du mois de juin 1940 dans la cour d’une ferme à La Rippe. Grâce à ce petit cliché en noir et blanc, légendé au bas de la photo, sorti d’archives familiales, nous voici projetés au cœur d’un moment tragique de notre histoire, celui du désastre militaire de la bataille de France.
Dix hommes et une femme se sont installés sur les hauteurs d’Albens autour d’une table encombrée de matériel et de bouteilles. Il fait beau, le temps est ensoleillé, le ciel dégagé, facilitant les observations à la jumelle dont deux exemplaires ont été mis en évidence sur la table. Le groupe ne compte pas les oiseaux migrateurs mais s’intéresse plutôt aux avions. Leurs silhouettes placées sur un tableau devant la table confirment la mission de ce poste de guet. Ce groupe d’habitants d’Albens s’occupe d’identifier des appareils ennemis, allemands mais aussi italiens depuis que notre voisin transalpin est entré en guerre contre nous le 10 juin.

Poste de guet – La Rippe (collection particulière)
Poste de guet – La Rippe (collection particulière)

Un téléphone bien en vue au centre de la table laisse à penser que les guetteurs peuvent contacter les autorités et communiquer leurs observations. Deux rouleaux de câble téléphonique sont visibles à côté du tableau d’identification des avions.
On ne sait rien des membres qui constituent ce groupe de veille aérienne. Coiffés d’un béret ou d’une casquette, portant une chemise sous un gilet ou un tricot de laine, la majorité des hommes appartient au monde des travailleurs paysans et ouvriers. L’un d’eux est venu avec son chien bien installé sur ses genoux. Seules quatre personnes, une femme et trois hommes, à droite du cliché, tranchent sur le reste du groupe par leurs tenues plus « citadines ». Le groupe paraît être installé à l’entrée d’une ferme dont la cour est pavée de cailloux. On distingue à gauche la porte d’une remise et au fond diverses entrées.
Très probablement, c’est la peur des bombardements aériens qui les a rassemblés autour de ce poste de guet. Tous connaissent les aspects redoutables des attaques aériennes pour avoir suivi les actualités cinématographiques diffusées par le Foyer Albanais. Ils doivent bien se souvenir du terrible bombardement de Guernica en Navarre durant la guerre d’Espagne. Les actualités de l’automne 1939 ont aussi livré leurs lots d’images sur la redoutable efficacité de la Luftwaffe durant l’attaque de la Pologne. En ce début du mois de juin 1940 ils connaissent aussi le sort tragique des civils mitraillés sur les routes de « l’Exode ». Depuis que le front du nord a cédé, que la Wehrmacht est entrée dans Paris, que le gouvernement français s’est replié sur Bordeaux, les combats se rapprochent de la Savoie et de l’Albanais. Aussi est-il indispensable de guetter le danger venant du ciel avant qu’il ne se rapproche et qu’on se batte à Chambotte et sur les rives du lac du Bourget.
Dès 1939, le gouvernement a informé la population du danger aérien et l’a préparé aux mesures de défense passive.

Brochure scolaire de 1939 (collection particulière)
Brochure scolaire de 1939 (collection particulière)

Sous le titre « Alerte aux avions », un manuel à destination des écoles détaille les mesures à prendre et les comportements à adopter lors d’attaques aériennes. Douze heures d’enseignement ont été mises au programme des classes du certificat d’études primaires. La vulnérabilité de la France aux attaques aériennes est illustrée par une carte. Tous peuvent constater qu’aucune région de notre territoire ne se trouve à l’abri. Le manuel détaille longuement les données techniques de l’aviation (vitesse dépassant 600km/h, capacité à atteindre des altitudes élevées) puis aborde la puissance des bombes explosives ou incendiaires sans oublier le poids de certains monstres de 1000 à 2000 kg.
Les moyens de se mettre à couvert de ces bombardements sont longuement développés. De nombreuses pages illustrées de dessins précis cherchent à faire acquérir les bons comportements : extinction des lumières, protection des fenêtres, aménagement des greniers et des caves, bonnes attitudes au moment de l’alerte… D’autres détaillent la réalisation et l’organisation des abris.

Brochure scolaire 1939 (collection particulière).
Brochure scolaire 1939 (collection particulière).

Une double illustration donne à voir le fonctionnement d’une tranchée couverte et l’intérieur d’un abri.

Chambéry bombardée (collection particulière)
Chambéry bombardée (collection particulière)

Dans l’Albanais, se furent les caves que l’on envisagea de mettre à contribution. Il faudra attendre les années 1943 et 1944 pour connaître réellement des attaques aériennes massives lors des bombardements d’Annecy, de Modane et de Chambéry.

Jean-Louis Hebrard

Brèves agricoles de l’entre-deux-guerres

Les colonnes du Journal du Commerce et de l’Agriculture de Rumilly regorgent dans ces années-là d’une multitude d’informations brièvement annoncées permettant au lecteur d’aujourd’hui de retrouver les échos d’une vie agricole pleine de surprises.
Durant vingt ans, au fil des pages, ont été publiés le cours d’une paire de bœufs dans les foires villageoises mais aussi une présentation de l’engrais « Magic Tabac » comme celle de la race de poule « Faverolles » primée au concours agricole d’Albens. Partons à la découverte de quelques unes de ces « petites fenêtres » ouvertes sur la vie rurale d’alors.
La fréquentation des foires aux bestiaux, les échanges qui s’y effectuent, les cours qui s’y pratiquent sont rapportés mensuellement : « Favorisée par le temps, la foire de février qui s’est tenue vendredi avait attiré une très grosse affluence de visiteurs. Le bétail particulièrement nombreux emplissait le vaste champ de foire, et nous avons noté un chiffre de paires de bœufs rarement égalé. Les cours sont demeurés stationnaires et les transactions ont été assez actives, » peut-on lire en 1937 au sujet de cette foire à Albens.
Une information similaire est donnée pour la foire de mars de La Biolle où l’on note aussi parmi le bétail « un grand nombre de paires de bœufs » mais aussi de vaches.

Attelage dans les années 30 (collection famille Picon et Kronos)
Attelage dans les années 30 (collection famille Picon et Kronos)

La foire demeure alors un lieu d’échanges très actif comme on le constate pour celle qui se tient en février 1924 à Albens et qui « avait rassemblé un lot imposant de beau bétail ; les forains étaient nombreux et ont fait des affaires. Par contre, les agriculteurs demandent le fort prix pour le bétail ; les marchands sont tenaces et la foire a duré jusque dans l’après midi ; douze wagons de bestiaux ont été expédiés sur les centres : Lyon et Paris ».
D’après l’étude de Josette Reynaud « L’Albanais (Savoie) – étude économique » parue en 1944 dans la Revue de Géographie Alpine, on comprend le pourquoi de cette domination des bovins dans l’élevage local. La préoccupation principale écrit-elle « est le lait, les vaches laitières forment les 76% du troupeau de gros bétail ; à côté les bœufs au nombre de 442 n’en représentent que les 6% ». Puis elle précise à propos de la vache qu’elle « est devenue l’un des pivots de l’agriculture albanaise ; c’est désormais elle qui est le gagne-pain le plus assuré du cultivateur, qui fournit le rendement le plus stable ».
Les vaches, très souvent de race tarine, sont particulièrement prisées comme en 1928 où durant la foire d’Albens, « le prix des vaches laitières a marqué une légère hausse ». C’est un fait divers qui nous permet d’avoir une indication plus chiffrée. En 1924, le Journal du Commerce rapporte le vol qui a eu lieu dans une ferme à Saint-Ours : « Mme Jeanne C, ménagère, âgée de 55 ans, qui avait quitté son domicile vers 13h30, constate, à son retour, vers 18 heures, que les couvertures et le matelas de son lit avaient été déplacés. Elle s’empressa de retirer de dessous l’oreiller une somme de 1760 francs qu’elle y avait placée. De cette somme, qui provenait de la vente d’une vache, il ne restait que 760 francs ; les 1000 francs de billets en liasse avaient disparu… La gendarmerie enquête ». Josette Reynaud dans son article nous apprend que « chaque vache donne environ 2000 litres de lait par an ». C’est cette production de lait, acheminée quotidiennement vers les nombreuses fruitières locales qui engendre quelques faits divers savoureux, soigneusement rapportés par la presse locale.

« Chaque soir à l'intersection de la route… » Cliché collection Kronos
« Chaque soir à l’intersection de la route… » Cliché collection Kronos

« Chaque soir à l’intersection de la route… » Cliché collection Kronos

En 1929, ce sont des cultivateurs bavards qui « encombrent » par leur présence le carrefour d’Albens : « nous tenons à signaler que chaque soir à l’intersection de la route de Rumilly, Saint-Félix et La Chambotte, les cultivateurs venant de livrer le lait tiennent des conciliabules obstruant complètement la route. Les autos sont obligées de s’arrêter pour attendre que les porteurs de brandes veuillent bien les laisser passer ». On découvre parfois des informations plus poignantes. Ainsi en 1928 pour cette fraude au mouillage du lait : « B.M, femme I, avait mis de l’eau dans le lait qu’elle vendait et ce à raison de 26%. Au tribunal, la prévenue invoque la misère. Elle reconnaît le délit mais déclare avoir mis de l’eau dans le lait pour subvenir aux besoins de son ménage. Elle est condamnée à 15 jours de prison avec sursis, à 100 francs d’amende ». C’est sans doute pour fuir une telle situation qu’à Saint-Offenge, la même année, que « la dame B.F, qui portait du lait à la fruitière de Saint-Offenge-Dessus, aperçut l’inspecteur des fraudes ; à ce moment elle fit un faux pas, tomba et tout son lait fut versé, sauf une petite partie qui, examinée, fut reconnue suspecte ». Sa chute ne fut pas vaine, « inculpée d’entrave à l’exercice des fonctions du contrôleur, mais prétendant pour sa défense que sa chute est purement accidentelle, le tribunal ne pouvant établir la chose d’une façon certaine, la fait bénéficier du doute ».
À partir de ces faits divers, on voit à quel point, comme l’explique Josette Reynaud, « le lait est devenu pour le paysan une ressource sûre, qui n’est pas sujette aux crises, et c’est pour cette raison et parce qu’il demande moins de main d’œuvre que les céréales et surtout le tabac » qu’il est alors « l’un des pivots de l’agriculture albanaise ».
Le tabac fait aussi l’objet de multiples brèves dans le Journal du Commerce. La plupart concernent les contrôles, le fonctionnement du syndicat des planteurs de tabac, la désignation d’experts ou les déclarations de tabac en mairie. Des dates sont fixées, les planteurs « sont prévenus qu’il ne sera pas reçu de déclarations tardives ».

Le char du Tabac en 1946, Fête de la Terre à Albens (archive Kronos)
Le char du Tabac en 1946, Fête de la Terre à Albens (archive Kronos)

C’est pour cette culture que l’on voit arriver « la chimie » dans les pratiques agricoles. Sous le titre « Syndicat des Planteurs de Tabac des cantons d’Albens et de Grésy-sur-Aix », un article de 1923 nous apprend que les « expériences faites l’an dernier par plusieurs planteurs à l’aide de l’engrais complet, « Magic Tabac », ont donné des résultats assez satisfaisants malgré la très grande sécheresse qui a considérablement gêné l’assimilation des corps entrant dans la composition de cet engrais ». On découvre aussi que « les délégués de la Fédération, après avoir entendu un exposé de la question fait par Madame Meyer, directrice de la maison « Magic », ont décidé qu’il y aurait lieu de recommander aux planteurs l’emploi de ce produit ». Le conditionnement en sacs de 20 ou 50kg n’est que faiblement majoré. Des offres de livraison en gare du domicile sont faites pour inciter à passer commande.
Si nous ne sommes pas encore dans le monde de « l’agro-industrie », nous voyons déjà apparaître la notion de nuisances et de salubrité publique sur laquelle insiste cette brève de 1924 : « Il est rappelé qu’aux termes d’un arrêté municipal, l’épandage du contenu des fosses d’aisances et des purins est interdit dans l’agglomération pendant les mois d’été de 5 heures à 22 heures, à moins de 100 mètres des habitations ».
Déjà, la notion de « troubles de voisinage » était à l’ordre du jour.

Jean-Louis Hebrard

La Poste des années 30 : facteur à pied et Poste Automobile Rurale

À la fin de la Première Guerre mondiale, les facteurs revenus du front reprennent leurs places en 1918. Les vingt années qui s’ouvrent alors vont voir les échanges postaux augmenter phénoménalement. L’équipement des 35 000 communes rurales en boites aux lettres atteint les 100 000 unités en 1933. Tout le monde a désormais l’habitude d’écrire, de correspondre longuement avec la famille, d’envoyer une carte postale au moindre déplacement. Le télégraphe, à l’inverse, ne s’est pas démocratisé. Quant au téléphone, le particulier ignore largement cet appareil à son domicile. On se rend dans un bureau des Postes quand il est nécessaire de passer un appel. Des bureaux qui à partir de 1925 ont officialisé leur nouveau sigle, PPT pour Postes, Télégraphes et Téléphones. C’est lui que l’on aperçoit sur une carte postale d’Albens. Un charretier a posé devant l’objectif du photographe chambérien E. Reynaud. Son attelage s’est arrêté devant le bureau des PPT dont on lit le sigle peint en lettres majuscules sur la façade. Un autre cliché nous permet de découvrir la poste de Saint-Félix, place de la mairie en face de l’église. On lit sur la façade que le bureau fait aussi office de Caisse d’épargne.

Albens, la poste (archive Kronos)
Albens, la poste (archive Kronos)

Le facteur à pied récupère le courrier au bureau avant de débuter une longue tournée nécessitant de l’endurance. Il livre en particulier le journal aux abonnés. Été comme hiver, quel que soit le temps, il doit assurer sa « mission » au péril de sa vie comme on le découvre avec stupeur dans le Journal du Commerce de février 1922 : « Le facteur des postes, J. Collomb, d’Albens, était parti en tournée, jeudi après- midi, mais on ne le vit pas revenir. Son cadavre a été découvert, ce matin dans la neige, aux environs d’Ansigny. On croit que le malheureux a succombé à une congestion provoquée par le froid ». Un cas sans doute exceptionnel mais on aura présent à l’esprit que les tournées dans l’Albanais devaient être éprouvantes du fait de la multiplicité des hameaux et des dénivelés importants. C’est ce que l’on retrouve dans le témoignage de Mme Clerc-Renaud de Mognard qui a assuré le service postal de 1940 à 1945 durant la captivité de son mari (voir le numéro 31 de Kronos). On découvre d’abord la longueur de tournées : « De 9h à midi, il fallait monter faire le chef-lieu, en suite monter chez les Gros, tous les jours. Il y avait un curé qui recevait son journal… après il fallait aller chez Clerc, au milieu… je traversais le ruisseau, après redescendre, aller en bas aux fermes puis jusqu’au Sauvage… Il fallait y aller à pied puis revenir et remonter. Alors il y en a pour un moment ».

Un terrain accidenté - carte topographique (collection privée)
Un terrain accidenté – carte topographique (collection privée)

Elle évoque aussi les difficultés pour se chausser dans une période où sévissait le rationnement : « J’avais demandé pour avoir une paire de chaussures, des brodequins… Allez donc faire la tournée dans la neige avec des sabots ». Après plusieurs mois d’attente, « j’ai eu une paire de brodequins qui est venue d’Albens ». Mieux chaussée, la tournée restait par mauvais temps une épreuve : « On n’avait pas de bottes, ça n’existait pas. Je me rappelle une fois, depuis la Combe-dessus pour descendre, il y avait un sentier qui allait à la Combe-dessous. Il y avait de la neige haut comme-ça ! J’ai dû mettre des bandes molletières, des guêtres ».
Les facteurs à pied ou à bicyclette doivent récupérer le courrier dans les bureaux d’attache avant d’effectuer leurs tournées dans la campagne. Pour « alléger » cette mission, un service rural automobile est créé en 1926. Louis Mermin dans « La poste à Albens et dans l’Albanais », article publié dans le numéro 33 de la revue Kronos, nous en dit plus sur ce nouveau service dénommé « La Poste Automobile Rurale ». Il s’agit de « circuit de ramassage et de distribution du courrier dans des communes éloignées d’un bureau de poste. Le trajet est défini par une tournée numérotée qui a lieu deux fois par jour, une fois dans un sens, une fois dans l’autre. Le courrier est géré par un commerçant du village particulièrement disponible (fruitière, épicerie, boulangerie) et dénommé correspondant rural. Le véhicule affecté à ce circuit peut prendre des passagers et assurer quelques services. À Albens, un circuit de poste rurale est mis en place avec arrêt au bureau de distribution de Saint-Germain ».

Le véhicule de la poste rurale d'Albens (archive Kronos et G. Nicolas)
Le véhicule de la poste rurale d’Albens (archive Kronos et G. Nicolas)

Mme Nicolas va assurer ce service jusqu’aux années 50/60, changeant de véhicule au fil du temps. Au début, elle pilote un modèle dont la carrosserie a été réalisée par l’entreprise Raviste et Martel d’Annonay, qu’une 403 Peugeot viendra remplacer à la fin des années 50. La conductrice est connue dans tout le canton. Le Dauphiné Libéré lui consacre un court article avec photographie lors d’une séance de la prévention routière à Albens.

Archive Kronos et G. Nicolas
Archive Kronos et G. Nicolas

Bien évidemment, le bureau des Postes reste la pièce centrale du dispositif de l’époque. Mme Clerc-Renaud qui a travaillé dès 1935 avec son mari, facteur à Mognard, explique toutes les activités qui s’y déroulaient : « Il fallait faire les mandats, on encaissait les allocations… Il y avait aussi les télégrammes. On en envoyait et on pouvait en recevoir. La poste avait également le téléphone et beaucoup de gens venaient à Mognard ».
De nos jours nous avons du mal à imaginer ce qu’était la couverture téléphonique avant 1939. Alors, quand une cabine s’ouvrait dans le canton, la presse en parlait. « Une cabine téléphonique sera ouverte au public » lit-on dans le journal du Commerce « à partir du 1er janvier 1923 au hameau de la Croix du Sable, commune de La Biolle, canton d’Albens. Cette cabine sera ouverte au service télégraphique ». Dans les villages, les particuliers disposant d’un téléphone à domicile ne dépassent pas quelques dizaines. Les numéros alloués parlent d’eux-mêmes : n°5 pour le médecin d’Albens, n°1 pour la fromagerie Picon à Saint-Félix et n°6 pour le Journal du Commerce de Rumilly. Les difficultés pour joindre un correspondant font alors le bonheur des humoristes. C’est le cas du tandem Bach et Laverne dont les sketchs « À la poste » et « Les joies du téléphone » (à écouter en ligne), amusent beaucoup. Dans le dernier, des amis invités à souper tardent un peu. Le couple qui les attend cherche à les joindre par téléphone « Je t’en prie Marguerite, il y a plus d’une demi-heure que j’essaye d’avoir les Landouilles au bout du fil. Ils habitent à deux pas, on aurait plus vite fait d’y aller à pied ! ».
Impensable aujourd’hui, les PTT d’antan ayant perdu Télégraphes et Téléphones pour ne plus être de « La Poste ».

Jean-Louis Hebrard

Tuilerie Poncini, s’adapter au monde de l’entre-deux-guerres

Après la Grande Guerre, la tuilerie Poncini va poursuivre une progression économique amorcée quarante plus tôt lorsque Joseph Poncini, venu du Tessin, s’installe à Braille près d’Albens. Lorsqu’il décède en 1918, ses fils reprennent le flambeau et vont adapter l’entreprise aux conditions nouvelles des années 20.
À Braille, l’usine exploite une grande poche d’argile à côté de laquelle furent implantés avant la guerre les fours, séchoirs et ateliers mécaniques de type Montchanin. Deux grandes cheminées signalent désormais la tuilerie à des kilomètres à la ronde. Elles figurent en bonne place sur les photographies et cartes postales éditées à l’époque.

Carte postale traditionnelle (archive Kronos)
Carte postale traditionnelle (archive Kronos)

La proximité de la gare d’Albens est un atout pour assurer la livraison d’importantes quantités de briques et de tuiles en direction des départements voisins ou plus éloignés. Une partie des cinq millions de produits sortant chaque année de la tuilerie est acheminée vers la gare par une locomotive routière. Pour maintenir sa progression, l’entreprise innove. Dès 1918, elle met au point un système de brique creuse à propos duquel la revue « La Céramique » donne les précisions suivantes : « cette brique creuse en forme de prisme triangulaire fabriquée en céramique, ou terre à brique, sert à construire en ciment armé des planchers-plafonds, des murs, et à édifier, au besoin, une maison entière ».

Extrait de la revue technique (archive en ligne)
Extrait de la revue technique (archive en ligne)

Dès 1920, l’entreprise est régulièrement présente dans les allées de la foire de Chambéry où l’on remarque son stand devant lequel, précise le journaliste du Petit Dauphinois, « nous trouvons une affluence considérable de visiteurs s’intéressant à la très belle et très complète exposition de tuiles de tous modèles et pour toutes toitures ». L’année suivante, le même journal se fait l’écho du succès de cette vieille Maison savoyarde « qui s’est signalée depuis peu à l’attention de la grande industrie du bâtiment par sa fabrication de premier ordre ».
L’entreprise aurait pu être lourdement affectée en août 1923 par le terrible incendie qui détruisit complètement l’immense séchoir et les 65 000 tuiles qui y étaient entreposées. Heureusement, comme le relate la presse locale : « la sirène de l’usine donna aussitôt l’alarme. Les pompiers d’Albens, Saint-Félix, Bloye et Saint-Girod se transportèrent immédiatement sur les lieux et avec le concours de la population purent préserver les machines de grande valeur qui se trouvent dans le même bâtiment ». L’incendie maîtrisé, le redémarrage se fit assez rapidement, « tous les bâtiments annexes à l’usine n’ayant pas été détériorés ». L’année suivante, les anciens séchoirs en bois furent remplacés par un séchoir à vapeur, plus performant et plus sécurisé. Après cet « accident industriel », la presse s’intéresse au devenir des ouvriers pour lesquels « on espère que le chômage sera de courte durée ».
La tuilerie au même titre que l’industrie fromagère de Saint-Félix est alors un gros employeur. Dans un article de 1926, on apprend qu’elle « occupe 40 ouvriers dont 13 italiens ». Après la Grande Guerre, la France démographiquement affaiblie fait appel à l’immigration pour compenser le manque de main-d’œuvre. En Savoie et Haute-Savoie, les italiens prennent la première place. En 1921, un traité franco-italien avait prévu que les mêmes avantages sociaux soient accordés tant aux travailleurs français qu’italiens. Toutefois ces derniers se montraient malgré tout moins exigeants.

Francs des années 30 (collection privée)
Francs des années 30 (collection privée)

Mais en 1926 à la tuilerie, des raisons monétaires viennent bouleverser ce fragile accord. Mussolini, au pouvoir en Italie, mène une politique de forte réévaluation de la lire. Par rapport à la monnaie italienne, le franc se déprécie. Les ouvriers italiens, payés en francs, perdent au change lorsqu’ils envoient au pays une aide à la famille. Ils vont se mettre en grève pour être payés en lires. Le 2 mai 1926, un court texte du Journal du Commerce relate ainsi la conclusion du conflit : « les 13 ouvriers italiens faisant partie du personnel de la Maison Poncini ont bien demandé à être payés en lires, mais cette manière de voir a été refusée par la Maison, qui a toujours payé ses ouvriers en francs français, même quand la lire oscillait entre 60 et 70. Vu l’augmentation du coût de la vie, la Direction a consenti au relèvement des salaires, et, après entente avec son personnel, le travail a repris aussitôt ». Le Petit Dauphinois rapporte la même information que le journal de Rumilly. Tel n’est pas le cas de l’Humanité qui laisse entendre que tout n’a pas été aussi facile en précisant que « la direction se borna à leur accorder une augmentation de 0,10fr, portant le salaire horaire à 1fr80. Les grévistes, ayant accepté, rentrèrent le lendemain, sauf un, qui fut renvoyé ». Avec cette « grève d’Albens », on voit comment dans les années20, des décisions monétaires extérieures pouvaient déjà perturber la marche d’une entreprise locale.
La tuilerie allait par la suite devoir affronter la crise économique et sociale des années30. Toutefois, c’est la géologie qui devait la confronter à une difficulté majeure. La belle poche d’argile de Braille s’épuisant, il fallut chercher dans les environs un matériau de qualité équivalente. Hélas, les essais ne furent pas très concluants, ouvrant une période plus difficile qui allait conduire vingt ans plus tard à la disparition de l’entreprise.
Aujourd’hui, l’Espace patrimoine à Albens présente une belle collection des produits de la tuilerie. Le revue Kronos propose un article sur son histoire.

Jean-Louis Hebrard

Avoir « son » pèlerinage et « sa » grotte de Lourdes

L’année 1937 est riche en « manifestations religieuses », comme on le découvre à la lecture du Journal du Commerce. Parmi celles-ci, privilégions deux évènements, le pèlerinage à la croix du Meyrieux et l’inauguration d’une réplique de la grotte de Lourdes à Albens.
Début mai, paraît un bel article illustré d’une photographie montrant le groupe des pèlerins arrivant à la croix du Meyrieux dont on distingue les bras décorés de fleurs et de branches. On devine une belle participation pour laquelle l’auteur nous livre les indications suivantes « Depuis quatre ans, la paroisse de La Biolle à laquelle se joignent les paroisses voisines, se rend, le premier dimanche de mai, à la Croix du Meyrieux ».

Cliché paru dans le Journal du Commerce en 1937
Cliché paru dans le Journal du Commerce en 1937

Au dire du rédacteur de l’article, le pèlerinage semble avoir repris de l’importance vers 1933. Une date qui s’inscrit dans le mouvement de reprise de cette pratique comme l’écrit dans « Pèlerinages en Savoie » l’historien Albert Pachoud : « les années précédant la dernière guerre vont voir un renouveau des pèlerinages le long des chemins et des sentiers. En 1938, des jeunes de la vallée des Entremonts élevèrent une croix de bois au sommet du Granier. Ce geste ne fut pas unique : à l’initiative principalement de la J.A.C, un certain nombre de croix furent dressées sur les montagnes savoyardes ».
Quant à la croix du Meyrieux, le rédacteur l’inscrit dans un passé bien plus reculé, décrivant une vieille croix de bois, noircie par les intempéries qui « aurait été plantée en 1604 ». Il ne donne pas d’autres précisions pour s’attarder plus longuement sur le pèlerinage : « En ce premier dimanche de mai, nous abandonnâmes les soucis quotidiens pour se joindre à la foule des pèlerins et faire l’ascension de la Croix. Lorsqu’après une heure de marche, dans les chemins pierreux de la montagne, nous y arrivâmes, un nombreux public était déjà massé autour de la Croix, soigneusement décorée, admirant, en attendant la cérémonie, le délicieux panorama qui s’offrait à ses yeux ». Par quelques indices on peut supposer que le pèlerinage s’inscrit dans ce que l’ethnologue Arnold Van Gennep nomme le cycle de mai avec en son début la « fête du 3 mai, strictement chrétienne… en commémoration de la découverte de la vraie croix par l’impératrice Hélène, femme de Constantin ». Dans tous les pays catholiques on la nomme aussi « Invention de la Sainte Croix ». Elle est célébrée le premier dimanche de mai comme le précise avec insistance notre rédacteur qui honore systématiquement d’une majuscule le terme de croix.
La croix a été dressée sur une sorte de belvédère d’où l’on admire « Aix-les-Bains avec son lac aux eaux bleues, la verdoyante vallée de La Biolle et de Grésy ». Le rédacteur ne fait pas référence à la tradition selon laquelle la croix marquerait l’emplacement de la séparation entre les moines restant à Cessens de ceux qui allaient fonder Hautecombe au XIIème siècle pour plutôt nous renseigner sur le déroulement de la cérémonie. Le curé Mermoz, figure religieuse de La Biolle, est accompagné de la chorale et de la « toujours dévouée fanfare » qui n’a pas hésité à gravir les 400 mètres de dénivelé afin « d’ouvrir la cérémonie par un morceau très applaudi ». Une fanfare « La Gaité » dont il fut le créateur à son arrivée en 1925 dans la paroisse. C’est ensuite la chorale qui exécute un cantique avant que l’abbé Curthelin n’évoque l’importance de « La Croix, qui ajoute une cime à la cime des montagnes ». Après les prières et pour clore la cérémonie, la fanfare donna un concert puis les pèlerins partagèrent un repas sur l’herbe « empreint de franche gaieté, qu’illuminaient de doux rayons d’un soleil printanier, tout chargé des parfums des fleurs nouvelles ». Une fin d’article qui par cette évocation bucolique nous ramène au cycle de mai évoqué plus haut, « le cycle véritable du printemps ».
En cette fin des années 30, ce pèlerinage s’inscrit dans un ensemble de pratiques plus large dans lequel le culte de la vierge tient une belle place.

La grotte de Bloye (archive Kronos)
La grotte de Bloye (archive Kronos)

Depuis la fin du XIXème siècle, la paroisse de Bloye possédait une réplique de la grotte de Lourdes construite sur un terrain donné par une paroissienne de retour d’un pèlerinage à Lourdes. Quarante-cinq ans plus tard, c’est la paroisse d’Albens qui inaugure sa réplique. Sur la genèse du projet, vous pouvez consulter dans le numéro 30 de la revue Kronos l’article que lui consacre Ivan Boccon-Perroud.
À l’époque, les pèlerinages organisés à destination de Lourdes sont peu nombreux en Savoie, à peine dix entre 1921 et 1947 pour 8200 participants, nous apprend l’historien Christian Sorrel dans un article intitulé « Grottes sacrées ». C’est pourquoi, précise-t-il « il n’est donc pas étonnant que les fidèles se tournent vers des substituts ». Les paroissiens d’Albens au milieu des années 30 vont particulièrement soigner leur projet. Cela commence par le choix du site, sur un terrain offert par la famille de Charles Philippe à la paroisse, proche du centre du village, de l’église et surtout placé au bord de l’Albenche, la rivière qui traverse le bourg.

Emplacement de la grotte (plan modifié)
Emplacement de la grotte (plan modifié)

La conception de l’édifice va bénéficier des compétences de l’architecte Jean-Marie Montillet et du savoir-faire de l’entreprise de maçonnerie Simonetti. Elle aurait fait « acheminer un wagon entier de ciment, livré directement en gare d’Albens par les cimenteries Chiron de Chambéry » lit-on dans le numéro 30 de Kronos. Au final, un ouvrage que le Journal du Commerce qualifie « de véritable chef-d’œuvre » dans un article du 20 septembre 1937. Toute une colonne est consacrée à la cérémonie qui se déroule ce jour là en présence du « nouvel archevêque de Chambéry ».

Fréquentation de la grotte en 1938 (archive Kronos)
Fréquentation de la grotte en 1938 (archive Kronos)

Très vite, la grotte va devenir un lieu de culte et de prière fréquenté par de nombreux paroissiens.
Quatre-vingts ans plus tard, la fonction cultuelle de la croix du Meyrieux tout comme celle de la grotte d’Albens s’estompe devant le tout patrimonial ou touristique.  « Meyrieux, lieu de pèlerinage, mais aussi lieu rêvé des touristes » concluait en 1937 le Journal du Commerce. Chaque week-end, les amateurs de VTT et les randonneurs ont aujourd’hui pris le pas sur les pèlerins d’autrefois.

Jean-Louis Hébrard

Un diffuseur de culture : le Foyer albanais en 1936

Neuf ans après sa création, le Foyer albanais anime avec succès la vie culturelle de la région. Depuis peu, il est possible d’y projeter des films parlants qui attirent tout au long de l’année les familles et la jeunesse lors des séances du samedi et du dimanche. Posséder une belle salle de spectacle paraît alors inespéré. Songez qu’en 1936, près de 2200 villes et villages de moins de 1500 habitants restent dépourvues d’établissements cinématographiques. Ajoutez à cela, nous apprend le Journal du Commerce, que le Foyer albanais est capable d’assurer « pour la saison toute une série de nouveaux films qui sont présentés actuellement dans les grandes salles de Lyon et Grenoble ».
Quels films furent programmés par le foyer pour cette année 36 ?
Il n’est pas surprenant de constater que les films français occupent 67% de l’affiche du cinéma. En effet, à l’époque les écrans de notre pays sont parmi les moins encombrés par les productions hollywoodiennes (50% des films projetés) contre 85% en Grande-Bretagne.

Entrée du Foyer albanais (collection particulière)
Entrée du Foyer albanais (collection particulière)

Les films choisis sont récents, sortis pour la plupart entre 1933 et 1935. Ce sont les belles années du cinéma français avec une production record de 158 films en 1933, un chiffre qui ne sera plus dépassé avant 1966. Les réalisateurs sont alors prestigieux. Parmi ceux que le Foyer albanais diffuse, on trouve Julien Duvivier, Henri-Georges Clouzot mais aussi Marc Allégret ou Marcel Pagnol.
Films d’espionnage, comédies musicales, romances ou films d’aventure permettent d’admirer les grandes vedettes du moment. Dans « Matricule 33 », Edwige Feuillère incarne une espionne allemande sauvant en 1917 un malheureux agent français joué par André Luguet. Dans ce film d’espionnage sur fond de Grande Guerre, la toute jeune première du cinéma français tient toute sa place face à l’une des grandes vedettes masculines en vogue. Les spectateurs du Foyer albanais retrouvent quelques mois plus tard la même actrice dans une comédie tournée en 1935, intitulée « La route heureuse » avec Claude Dauphin comme partenaire. L’acteur est aussi connu que son frère, l’animateur de radio Jean Nohain.
Pour les soirées du 9 et 10 mai, une comédie musicale « Mon cœur t’appelle » est programmée. L’intrigue est simple, un ténor sans engagement finit par triompher à l’opéra de Monte-Carlo grâce à l’astuce déployée par une artiste espiègle. C’est Danièle Darrieux qui joue ce rôle. Sa carrière vient juste de débuter et le public s’enthousiasme pour cette jeune première qui alterne les rôles de jeunes filles ingénues dans des comédies musicales avec ceux de demoiselles romantiques dans des drames historiques.

Vignette des années 30 (collection particulière)
Vignette des années 30 (collection particulière)

Celle que l’on surnomme « la fiancée de Paris » joue souvent aux côtés d’acteurs populaires. Dans « Mon cœur t’appelle », Julien Carette lui tient compagnie. Acteur à la bonne humeur communicative et au phrasé reconnaissable, il contribue à l’atmosphère joyeuse du film. Tournant beaucoup à l’époque, les spectateurs du Foyer albanais le découvriront dans bien d’autres films plus célèbres dont ceux de Jean Renoir.
Le Foyer albanais programme aussi des grandes vedettes américaines. On pourra d’abord voir pour le jeudi de l’Ascension la première enfant star d’ampleur internationale, la toute jeune Shirley Temple. Dans « La p’tite Shirley », du haut de ses six ans, elle est la coqueluche des petites filles du monde entier. « Les trois lanciers du Bengale » sont projetés pour les fêtes du 15 août. C’est l’occasion de voir le grand Gary Cooper incarner le lieutenant Alan Mc Gregor, un officier écossais chargé de la protection d’un territoire du nord-ouest des Indes britanniques. Un grand film du réalisateur Henry Hathaway, produit par la Paramount, tourné en extérieur dans la Sierra Nevada.
Outre « Les trois lanciers du Bengale », tiré du roman de l’américain Francis Yeats-Brown, le Foyer albanais propose plusieurs adaptations d’œuvres littéraires. « Maria Chapdelaine », extrait d’un roman au succès mondial est projeté en mars. A l’automne, le Journal du Commerce annonce la projection de « Sans famille », et précise : « nombreux sont ceux qui ayant lu le célèbre roman d’Hector Malot seront heureux de revivre les péripéties d’une belle et passionnante aventure ». Le même journal, fin décembre avertit le public que « les célèbres artistes Harry Baur et Pierre Blanchard » sont remarquables dans le film « Crime et châtiment ». Figurent aussi les œuvres que Marcel Pagnol adapte au cinéma comme « Jofroi » ou « Cigalon » avec des musiques de Vincent Scotto. Dans « Jofroi », le compositeur s’est vu confier le rôle principal par son ami Marcel Pagnol. Une exception dans sa vie de musicien car ce sont ses chansons qui l’ont fait connaître du grand public. Interprétées alors par Joséphine Baker, Maurice Chevalier, elles sont encore dans toutes les mémoires à l’instar de « J’ai deux amours » et « La petite tonkinoise » ou « Marinella » qui devient en 1936 le phénoménal succès de Tino Rossi.
La musique est bien au cœur de l’activité culturelle du Foyer albanais qui n’hésite pas aussi à promouvoir la « grande musique ». En complément du film principal, lit-on dans le Journal du Commerce du mois de mars, est proposé « un documentaire sur Arles avec la musique de l’Arlésienne de Georges Bizet ».

Une scène du film
Une scène du film

Judicieusement choisis, certains de ces films se veulent plus édifiants comme « Cessez le feu » pour lequel « un demi tarif sera accordé aux anciens combattants ». C’est encore plus évident avec la programmation pour les fêtes de Pâques de « Golgotha » réalisé par Julien Duvivier. « C’est le drame de la Passion… le film qui remue les foules et qui a connu ces derniers mois un succès formidable à Grenoble et Lyon » lit-on dans la presse locale qui avertit le public que « en raison de l’affluence prévue pour la séance du dimanche soir, il est demandé à tous ceux qui le pourront de venir soit le samedi soir, soit le dimanche après-midi ». Ce conseil souvent donné est en quelque sorte un indicateur du succès de cette salle. Pour la jeunesse, venir au cinéma n’est pas toujours facile. Il faut d’abord avoir obtenu l’accord parental. Alors que le Front populaire vient juste d’établir les congés payés, il n’est pas encore bien admis à la ferme de pouvoir s’extraire des travaux du quotidien. On vient de tous les villages des alentours en se déplaçant en groupe et à pied. Pour les chanceux qui disposent d’une bicyclette, une sorte de consigne a été ouverte à proximité du foyer. On peut y laisser son engin de transport en toute sécurité. La plus grande affluence concerne les séances du dimanche après-midi et soir, celles qui attirent les spectateurs venus par le train des villes voisines comme Rumilly.

La gare d'Albens, vue des années 30 (archive Kronos)
La gare d’Albens, vue des années 30 (archive Kronos)

Il pouvait arriver que, la séance de l’après-midi s’étant prolongée, il faille vite sortir du cinéma pour courir vers la gare où l’on avait retardé le départ du train. Toute une époque !
Le Foyer albanais traversera les « Trente Glorieuses » mais devant la concurrence de la télévision disparaîtra dans les années 80. L’objet d’un prochain récit.

Jean-Louis Hébrard

Une centenaire au temps des « années folles »

Mi-août 1928, le bourg d’Albens met à l’honneur une de ses concitoyennes : cette dernière va souffler ce jour-là cent bougies. Sous le titre « Fête de la centenaire », le Journal du Commerce lui consacre un long article illustré d’un portrait photographique. Sans négliger le descriptif de la fête, ce sont les discours qui retiennent l’attention. Celui du maire, prononcé en français, contraste avec les propos de la centenaire s’exprimant en « patois savoyard ». Ils nous permettent de poser un regard sur la pratique de la langue mais aussi sur la perception par la population des grands changements environnementaux et en premier lieu celui de compter dans la commune une centenaire.
C’est avec une certaine émotion que monsieur Montillet, le maire de l’époque va l’exprimer : « La fête qui nous réunit aujourd’hui est de celles qui comptent dans les annales d’une commune, car de mémoire d’homme, jamais jusqu’à ce jour l’honneur d’avoir une centenaire n’a échu à la commune d’Albens ». Le portrait qu’il dresse ensuite de l’héroïne de la fête, Thérèse R. veuve de Marcelin M., contient en creux la notion d’espérance de vie. En cette fin des années 20, les centenaires ne sont pas légion en France. C’est un peu plus de 2% des femmes qui pouvaient alors espérer dépasser leur 90ème anniversaire dans les conditions de mortalité de l’époque. Thérèse est donc une de ces rares élues. Et l’on avance déjà des éléments explicatifs devenus classiques aujourd’hui. « Aimant la vie saine et la paix des champs », elle est aussi dotée « d’un caractère affable, d’une grande bonté » qui lui vaut de compter « ici que des amis ». C’est un peu le mythe de la vie au grand air, d’une alimentation saine, source de longévité qui se dessine ici. Il masque la dureté physique des conditions de vie que la centenaire évoquera ensuite et qui a dû emporter Marcelin son époux. Déjà l’homme meurt sensiblement plus jeune que la femme. C’est la conséquence de conditions de travail encore pénibles car faute de mécanisation poussée, l’homme s’use à la tâche. On peut rajouter pour certains les ravages causés par l’alcoolisme dans un pays où l’on dénombre « plus de débitants de boissons que d’instituteurs ».

Femmes revenant du marché sur la route de Saint-Girod (archive Kronos)
Femmes revenant du marché sur la route de Saint-Girod (archive Kronos)

Le maire décrit dans son discours les difficiles conditions de vie dans la Savoie du XIXème siècle où  « le travailleur de la terre était une sorte de paria, mal vêtu, allant le plus souvent sans souliers, mal nourri, mal logé, ne sortant que rarement de son village, si ce n’était pour aller travailler au dehors, afin de soulager les parents malheureux ». Allez faire de vieux os avec tout cela. Thérèse, rappelle le maire, « est née en 1828 au hameau du Mollard d’une ancienne et honorable famille ». Durant cette longue séquence de vie, elle a dû faire face à la disette de 1847, année durant laquelle la municipalité d’Albens acheta pour 1500 livres de céréales pour venir en aide aux indigents. Début août 1860, elle a vu le cortège impérial traverser le village pavoisé de mâts vénitiens reliés par des guirlandes, allant à Annecy célébrer la réunion de la Savoie à la France. Le même mois, mais 54 ans plus tard, c’est le tocsin qui retentit à ses oreilles de déjà vieille dame pour annoncer la mobilisation générale, ouverture de la Grande Guerre. L’année de l’armistice, elle fête ses 90 ans. Née sous le règne du roi de Piémont-Sardaigne, elle a connu ensuite le Second Empire puis la IIIème République.

La centenaire photographiée par M. Exertier de Rumilly (source Journal du Commerce)
La centenaire photographiée par M. Exertier de Rumilly (source Journal du Commerce)

C’est en patois que Thérèse explique à tous comment le « bon vieux temps » était loin d’offrir toutes les commodités des années 20. Décrivant longuement la simplicité de l’habillement d’antan, elle termine en énumérant tout ce qu’elle n’avait pas et dont on dispose désormais.
E n’avô pas alô de bicyclette p’vola / En ‘avô pas non plus de quoi se pomponna / ni pè dansi de molins à musique inradia/ Ni pè se distrère la d’mingè on cinéma. On voit par là tout ce qu’a dû représenter pour elle l’arrivée des moyens mécaniques de déplacement, mais aussi l’installation du « Foyer Albanais » et l’arrivée de la TSF. Et pour exprimer ces sentiments, elle utilise en priorité le patois.

« A lavô le charret de duè vasche attela » (cliché collection privée)
« A lavô le charret de duè vasche attela » (cliché collection privée)

C’est la langue dans laquelle, en dehors de l’école, elle s’est exprimée toute sa vie. Grâce aux archives conservées à Chambéry, on peut se faire une idée de l’allure de l’école dans les années 1838, date à laquelle Thérèse avait dix ans. Elle est alors tenue par les frères de la Sainte Famille qui font la classe dans une seule salle. La petite Thérèse qui habite au hameau du Mollard doit alors venir à pieds jusqu’au bourg d’Albens. Les équipements scolaires sont plus que déficients comme le laisse voir un autre texte de 1866 : « les trois-quarts des élèves sont obligées de se tenir debout pendant la classe faute de bancs… les écoles sont dépourvues de tableaux, cartes géographiques et enfin des objets indispensables pour une école ». Dans de telles conditions, on peut comprendre que pour la vie quotidienne l’usage du patois prévale sur la pratique du français. La population qui est venue participer à la fête en 1928 a parfaitement suivi ce que disait Thérèse sans avoir besoin d’une quelconque traduction. Le Journal du Commerce le sait bien, lui qui inclut de longs passages en patois dans le compte-rendu de la fête. C’est que « le début du renversement linguistique » qu’a provoqué la Grande Guerre commence à peine. C’est ce que l’on apprend dans l’ouvrage de J-B Martin « Les poilus parlaient patois ».
Pour faire honneur à la centenaire, rien n’a été négligé comme s’attache à le décrire le journal : « la messe terminée, tandis que les cloches sonnent, que les boîtes tonnent, l’héroïne du jour est conduite à la Mairie… la Compagnie des Sapeurs-Pompiers forme la haie et la Fanfare salue son arrivée par un joyeux pas redoublé ». Les discours achevés, comme pour tout anniversaire, arrive le temps des cadeaux. Les « aimables et charmantes rosières », entourées des demoiselles d’honneur se chargent d’offrir une gerbe de fleurs. La municipalité a « le bonheur de lui faire présent du fauteuil sur lequel elle est assise ». La fille de la centenaire est ensuite mise à l’honneur pour les « soins dévoués et attentifs » qu’elle lui prodigue.
Pour clôturer la cérémonie, les vœux du maire sont ainsi formulés « N’tron regretta maire décéda / Tai to fiè de mama les rosières/ N’tron adjoint tè ben heroeu dai faire atan s’tian / Mé ce qu’allara pas l’honnô de faire / E de mamà la centenaira ».
Ce discours, précise le journal « fut chaleureusement applaudi par l’assistance ».
Si les « années folles » sont perçues de nos jours comme porteuses de transformations profondes, force est de constater aussi à travers cette fête la forte persistance des traditions.

Jean-Louis Hébrard