Au début de l’année 1922, on peut lire très souvent dans les pages du Journal du Commerce de courts articles intitulés « Funérailles d’un poilu », « Retour au pays natal » mais aussi « En terre natale » ou encore « Ramené du front ». Le grand « remuement » des corps des soldats morts pour la France est encore en cours.
En effet, si le décès ou la disparition des soldats avaient bien été portés à la connaissance des familles, ces dernières ne savaient pas souvent grand-chose sur les derniers instants ni sur la sépulture de l’être cher. C’est souvent par des courriers expédiés par les camarades de combat que les familles obtiennent plus de précisions. « Une chose qui pourra adoucir quelque peu votre chagrin sera d’apprendre que votre fiancé a eu une très belle sépulture et qu’il repose actuellement dans le cimetière de Badricourt (Haute Alsace). Le service d’observation du régiment a acheté une pierre funéraire qui sera placée incessamment sur la tombe de son regretté chef », tel est le contenu d’une lettre expédiée à la fiancée du sergent Lyard, tué en mars 1917. La famille du sergent a pu connaître le lieu de son inhumation et possiblement organiser son transfert au début des années 20 mais ces conditions « humaines » n’ont pas toujours été possibles.
Dès le début du conflit, les belligérants sont débordés devant la masse monstrueuse des morts. Ils sont contraints d’avoir recours à la pratique des tombes collectives : fosses communes jusqu’à cent corps côté français, par groupe de six pour les Britanniques tandis que la tombe individuelle est immédiatement en vigueur chez les Allemands.
Toutefois, avec la montée en puissance de l’artillerie, l’intensité et la fréquence des tirs chamboulent totalement la surface du champ de bataille, disloquant ou enfouissant de nombreux corps avant qu’ils n’aient pu être inhumés. Un poilu de Cessens décrit en 1915 les paysages dévastés de la Marne « Ici tout est bouleversé. On voit qu’avant la guerre c’était un bois de pins, mais maintenant plus rien. Pas un arbre qui ne soit coupé, les uns à un mètre de la terre, les autres un peu plus haut ».
Dans un tel chaos, il est souvent impossible et dangereux de s’occuper des morts.
La paix revenue, le ministre de la Guerre se pose rapidement la question de « l’exhumation des soldats morts pour la Patrie ». C’est le titre d’un court article du Journal du Commerce de février 1919 où l’on apprend que « le gouvernement se préoccupe d’un projet de loi réglant la question des exhumations et transport des restes mortels de nos soldats tombés au champ d’honneur ». On précise en outre qu’il « est indispensable de procéder au repérage définitif des sépultures… mission dont s’acquitte dès maintenant le service de l’état civil aux armées ».
On comprend que devant l’immensité de la tâche, le retour des corps des premiers poilus ne semble être effectif qu’à partir de 1922. Dès le début de l’année, de courts articles se multiplient dans la presse, informant les populations du retour d’un de leurs fils.
Avec le recul du temps, la description de ces cérémonies nous fait percevoir l’énorme impact émotionnel qui les entoure. À Cessens, Saint-Félix ou Albens c’est une « affluence nombreuse », une « foule énorme » ou encore « une foule nombreuse et recueillie » qui assiste aux funérailles. Le maire, l’instituteur ou encore un ancien combattant prononcent l’éloge du soldat et de l’homme. C’est l’occasion de dresser la figure du brave, du héros, en rappelant sa vaillance au combat, les terribles circonstances de sa mort au front, ses médailles et les citations qui les accompagnent ; s’y ajoute parfois l’évocation de son engagement passé dans la vie de la commune comme on peut le lire en mars 1922 pour le soldat Constant Ginet « Tel vous l’avez connu, alors qu’il dirigeait avec beaucoup de compétences et un dévouement inlassable notre chère fanfare, tel il est resté ; et le plus bel éloge que l’on puisse faire de lui est contenu dans la citation suivante qui accompagne son inscription au tableau de la médaille militaire : très brave au feu, grièvement blessé à la tête dans la nuit du 29 au 30 juillet 1915, n’a quitté son poste qu’à la fin de l’attaque ».
Parfois la cérémonie rassemble au-delà de la commune, comme à Cessens lors du retour de l’instituteur Pierre Jeandet pour lequel « toute la population de la commune, ainsi qu’une grande partie de celle des communes voisines, accompagnait au champ de repos cet enfant du pays. On remarquait dans le cortège les instituteurs du canton et des cantons voisins, la municipalité, la compagnie des sapeurs-pompiers au complet ».
De même à Albens en mai 1922 où « une foule nombreuse et recueillie était venue de toute part pour rendre hommage à ce jeune héros et pour témoigner sa sympathie à la famille ». Ici, le jeune héros n’était personne d’autre qu’Albert Phillipe, le fils du maire.
De nouveaux groupes participent de plus en plus à ces cérémonies, les enfants des écoles et les anciens combattants. Leur présence tout comme l’édification de monuments marquent la mise en place d’un nouveau culte républicain, celui des « Morts pour le France ».
Pour dresser la liste de ces poilus, il a fallu résoudre la question des 300 000 soldats français portés disparus dont le plus grand nombre n’a jamais été retrouvé. Parmi eux, 80 000 se trouvent encore aujourd’hui sur le champ de bataille de Verdun dans une zone de 10 000 hectares de forêts. Un drame immense pour les familles auxquelles une réponse juridique fut donnée. Pour la dizaine de disparus du canton d’Albens c’est le tribunal de Chambéry qui fixera tout au long de l’année 1921 par un jugement déclaratif la date du décès de ces soldats. Ils pourront eux aussi prendre rang dans la longue liste de nos monuments aux morts, au risque de n’être plus peu à peu « qu’un mot d’or sur nos places ».
Jean-Louis Hébrard