La Seconde guerre mondiale inaugure une règle qui, hélas, se vérifie toujours aujourd’hui : les populations civiles enregistrent autant, parfois plus de pertes que les militaires (bombardements des villes, massacres, déportation…). À la sortie de la guerre, on dénombre en France 210 000 tués au combat pour 150 000 civils disparus auxquels on ajoute les 240 000 personnes disparues en captivité. Mais il faut mettre en regard de ces pertes des éléments démographiques positifs qui passent souvent inaperçus : la reprise de la natalité au cœur de la guerre et la survie d’un très grands nombre de prisonniers de guerre qui réintègreront le pays en 1945.
Dans « Le Petit Savoyard » du 20 novembre 1943, on peut lire sous le titre « La situation sanitaire de la Savoie s’améliore » la nouvelle suivante : « Comme on le voit, alors que dans beaucoup de départements le nombre des décès l’emporte sur celui des naissances, en Savoie, le nombre des naissances y est supérieur ». Cette tendance va se confirmer les années suivantes dans tout le pays, le faisant entrer dans une nouvelle période démographique bien connue « le baby boom ». Yves Bravard dans son ouvrage « La Savoie 1940-1944 : la vie quotidienne au temps de Vichy » précise que « cette amélioration s’inscrit dans un mouvement général de reprise qui commence un peu plus tôt que dans le reste du pays ». Il donne ensuite les indications de tendances suivantes : « En Savoie, de 3609 naissances, on passe à 4004 en 1942 puis 4267 en 1944. La Haute-Savoie fait mieux : 4225 naissances en 1939, 4899 en 1942, 5216 en 1944. Les raisons de cette reprise démographique restent très complexes et souvent difficiles à démêler.
Dans la politique menée par le gouvernement de Vichy, on connaît l’importance accordée à la Fête des mères.
Mais la propagande autour du thème de la famille s’exerce de bien d’autres façons comme on peut le constater à la lecture d’un article intitulé « Semaine de la Famille » que publie en 1942 le Journal du Commerce : « Du 5 au 11 octobre, notre région sera le théâtre d’une campagne de propagande familiale. Indépendamment du passage à Chambéry de l’Exposition de la Famille Française, qui connaît, tant en zone occupée qu’en zone non occupée, un triomphal succès, une série de conférence est donnée dans notre Département. Albens aura la bonne fortune d’entendre le vendredi 9 octobre à 20 heures dans la salle de la Mairie, M. Blanquart qui l’entretiendra de la Famille et de l’Avenir de la France. Il n’est pas un Français de plus de 18 ans qui ne soit personnellement intéressé par un tel sujet. Chefs et Mères de famille, jeunes gens et jeunes filles se feront un plaisir d’aller écouter M. Blanquart ».
Dans le même journal, on retrouve de très nombreux articles relatant les aides de toutes sortes apportées aux prisonniers de guerre. Ainsi en décembre 1941 où « Un groupe de jeunes mobilisés de 39-40, a pensé à la situation de leurs camarades retenus prisonniers depuis de longs mois dans les camps… faire un beau colis de Noël, leur permettre une petite amélioration du menu quotidien, à l’occasion de cette fête, leur faire sentir qu’on ne les oublie pas, voilà le but suivi par ce groupe… ».
Au moment de la signature de l’armistice, fin juin 1940, 1 800 000 hommes sont tombés aux mains de l’ennemi. Très vite, une partie de ces hommes parviennent à trouver la clef des champs. Malgré tout, près de 1 600 000 soldats et officiers vont se retrouver dans les camps à être obligés de travailler pour l’économie ennemie. C’est ce que l’on peut lire sur une lettre de 1942 expédiée par Francis A. d’Albens. Ce dernier est retenu prisonnier dans le stalag IX C (camp pour les simples soldats). Ce camp IX C est localisé près de la ville d’Erfurt, à 300 kilomètres environ de la capitale du Reich. Francis a été immatriculé sous le numéro 3575 et travaille dans le « Kommando » 1101B. Certains sont affectés à l’agriculture, d’autres travaillent dans l’industrie. Dans la lettre qu’il adresse à sa mère, Francis décrit son travail dans l’entreprise : « Dans cette usine mon travail consiste à décharger les wagons de terre pour faire la porcelaine et ceux de charbon, elle consomme environ 160 tonnes par jour ». Francis fait partie des 3300 Savoyards prisonniers de guerre, recensés en 1942, qui vont cruellement manquer à l’économie de notre région au même titre que les 4500 Hauts-Savoyards. Le gouvernement de Vichy va développer une propagande appuyée en faveur des prisonniers qui, par ailleurs, sont l’objet de bien des marchandages avec le pouvoir hitlérien. Sur le site en ligne des Archives départementales de la Savoie on apprend qu’une « maison du prisonnier est créée à Chambéry », et que « les secours s’organisent par l’intermédiaire de collectes de vêtements chauds et de livres » mais aussi par « l’envoi de colis collectifs plus faciles à distribuer ». Pour faciliter les contacts, outre la Croix rouge, une direction du service des prisonniers a été créée. Le Journal du Commerce permet de suivre la mise en place du Comité de la Croix rouge dans le canton d’Albens. La réunion constitutive du comité cantonal se déroule fin novembre 1941 à Albens (salle de la mairie), fin décembre de la même année, le comité cantonal est prêt à fonctionner.
Le même journal (21 décembre) en précise les modalités : « Dès que l’envoi des colis sera de nouveau autorisé, le magasin situé à côté de la mercerie Brunet sera ouvert tous les lundis. Le comité se chargera de la confection des colis, les familles pourront apporter les denrées et objets qu’elles désirent adresser à leur prisonnier. Pour compléter les colis, elles trouveront au magasin de la Croix-Rouge, à titre remboursable : biscuits de guerre, chocolat, conserves de viande, sardines, crème de gruyère, saucisson, sucre, savon, cigarettes ». Il ne nous est pas possible de vérifier si cette liste alimentaire était véritablement effective. On peut toutefois savoir, grâce à la lettre de Francis A., quels produits pouvaient être expédiés par sa famille et à quel point ils étaient attendus : « Je ne reçois pas vite vos colis pourtant nous n’avons pas trop à manger, deux soupes de un litre par jour très peu épaisse, 320 grammes de pain, il y en a à peu près gros comme le poing et 200 grammes de margarine par semaine. Dans vos colis vous pouvez mettre des haricots, farine, châtaignes, beurre, ce que vous pouvez trouver à manger, dans ce Kommando je peux le faire cuire, il y a du feu ». Dans toutes les communes on se préoccupe du sort des enfants du pays que le drame de la défaite retient prisonniers loin de leur famille.
Dès 1941, il n’y a pas un mariage à Cessens, Albens, Saint-Germain, La Biolle, Chanaz, Saint-Ours et ailleurs qui ne s’accompagne d’une souscription, d’une collecte ou d’une quête au profit de l’œuvre des prisonniers de guerre. On lit même, en décembre de la même année, dans le Journal du Commerce qu’à l’occasion de leur 37ème anniversaire de mariage « les propriétaires de l’Hôtel de la Gare… ont voulu communiquer un peu de ce bonheur fugitif à nos chers prisonniers » en organisant une collecte à leur intention. Les sommes récoltées sont le plus souvent de l’ordre de quelques centaines de francs mais elles peuvent atteindre des niveaux plus élevés lorsqu’il s’agit de dons (de 500 à 1 000 francs). Elles sont reversées le plus souvent à la Légion française des combattants qui organise localement l’aide aux prisonniers avant la mise en place du comité de la Croix-Rouge. On relève parfois des initiatives individuelles comme à Saint-Germain le don fait par un négociant en bois ou encore à Saint-Girod, le geste d’un ancien combattant de 14/18 qui « à l’occasion de la perception de son premier coupon de retraite a remis en mairie 25 francs pour les prisonniers ».
À partir des divers articles du Journal du Commerce, on prend conscience de la variété des acteurs de cet élan de solidarité. En juin 1942, ce sont les jeunes de la JAC et de la JACF qui organisent trois séances récréatives au Foyer Albanais (voir article sur le cinéma) dont la recette est destinée à la confection de colis pour les 28 prisonniers de guerre de la commune. Toujours au Foyer, c’est la Société Chorale d’Aix-les-Bains qui, suite à son gala de juin 1942, reverse les 800 francs de la soirée au profit des prisonniers. À Brison-Saint-Innocent, ce sont les boulistes qui s’organisent pour verser 50 francs aux familles de chacun des 9 prisonniers du village. Quant aux onze prisonniers de guerre de Saint-Germain, ils bénéficient de la générosité des anciens combattants. Les équipes de foot sont aussi de la partie en organisant des rencontres au profit des prisonniers. Ces actions de solidarité donnent parfois lieu à des situations étonnantes. C’est le cas pour les chasseurs de La Biolle qui, en novembre 1941 organisent une battue afin de vendre le gibier tué au profit des prisonniers. Hélas, ces jours là, point de gibier. La suite est relatée par le Journal du Commerce : « Les chasseurs de La Biolle ont jugé, à défaut de lièvres et de grives qu’ils pouvaient apporter tout de même une modeste contribution à cette œuvre. Une collecte faite parmi les disciples de St-Hubert de la commune rapporta 400 francs… ». Dans un autre article on mesure l’importance de la chasse et la valeur du gibier à propos de ce fait divers : « Un lièvre tué un jour où la chasse était interdite ayant été remis à la Société de chasse, celle-ci l’a mis aux enchères. Le lièvre a été adjugé 400 francs qui ont été reversés au profit de l’œuvre des Prisonniers de Guerre ».
Dans toute la zone dite « libre », la population a longtemps espéré le retour rapide des prisonniers, bercée en cela par l’espoir placé dans le gouvernement de Vichy. Mais tout au long de l’année 1942, cet espoir faiblit fortement. La synthèse des rapports des préfets (consultable en ligne) révèle dès janvier 1942 que « Les populations aspirent à ce que la paix revienne le plus tôt possible, ce qui hâterait le retour des prisonniers et la fin de leurs souffrances. L’opinion continue de souhaiter la défaite de l’Allemagne. Elle interprète les évènements qui se déroulent sur le front russe comme le premier signe d’un renversement de la situation en faveur des Alliés ». La famille de Francis A. est bien informée des souffrances qu’il endure par sa lettre de janvier 1942 : « la bronchite que j’ai eue m’a laissé un peu d’asthme, si vous pouvez voir le pharmacien et lui dire que j’ai la respiration assez pénible et sifflante surtout quand le temps veut changer, s’il pouvait vous donner quelque chose pour faire passer ces crises je serais bien heureux, ici je ne trouve absolument rien et il n’y a pas moyen de me faire réformer ». Son retour ainsi que celui des centaines de milliers d’autres semble s’éloigner avec le retour de Laval au pouvoir à Vichy en avril 1942. C’est la fin des illusions lorsqu’en juin, il annonce la Relève et souhaite la victoire de l’Allemagne. Cette nouvelle politique fait l’objet d’une intense propagande auprès des familles et des femmes.
La Relève consiste à envoyer en Allemagne trois ouvriers contre le rapatriement d’un prisonnier. Les volontaires sont très peu nombreux. Cette politique se durcit encore avec la création du STO (service du travail obligatoire) en 1943 puis avec l’occupation par les Allemands de la zone sud. Les réfractaires se multiplient dénotant, écrit Yves Bravard : « la tendance de l’opinion savoyarde à basculer plus nettement encore dans l’opposition au régime de Vichy ». Désormais, dans la presse, les prisonniers de guerre sont moins présents, non pas que les familles et la population les aient oubliés mais parce que à nouveau les malheurs de la guerre (bombardements, arrestations, persécutions) occupent le premier plan.
Les bombardements visent principalement les grandes villes et les centres industriels, les communications ferroviaires et les gares de Savoie et de Haute-Savoie. Ce sont les bombardements de Modane à l’automne 1943 qui vont plonger les populations urbaines de la Savoie dans la terreur aérienne. Le 16 septembre, 300 avions américains déversent sur Modane ville un tapis de bombes pour détruire les infrastructures ferroviaires. On dénombre 60 morts, 150 blessés et 300 maisons détruites. Le plus terrible pour la population sera l’attaque de Modane gare dans la nuit du 10 au 11 novembre. C’est la RAF qui intervient, détruisant en grandes parties les installations ferroviaires et faisant 8 victimes civiles. D’après des témoignages, certains habitants de Modane et de Lanslebourg seraient venus se réfugier dans l’Albanais.
En 1944, les mois de mai et juin, allaient être des moments terribles pour les civils. Le 10 mai, Annecy est bombardée une nouvelle fois, les Alliés détruisant une importante usine de roulements. Le 26 mai, c’est Chambéry qui se trouvent sous les bombes américaines.
Dans « Lumière au bout de la nuit », l’écrivain Henry Bordeaux décrit le bombardement : « De ma galerie je voyais venir les avions, comme des points blancs dans le soleil, mais je les entendais plus encore que je ne les voyais. Ils passaient par escadres de 40 ou 50. Malgré l’alerte j’espérais qu’ils traverseraient notre ciel sans arrêt… Puis, subitement, une série de bombes sur Chambéry, pendant près de dix minutes, et aussitôt des colonnes de fumée noire. Chambéry fut couverte d’un immense voile de deuil ». La ville est particulièrement touchée par le raid de 72 avions B24 qui en quelques minutes déverse 720 bombes. L’historien A. Palluel-Guillard donne les précisons chiffrées suivantes : « 120 morts immédiats, 300 blessés dont un tiers ne put survivre, 3000 sinistrés, un quart de la vieille ville anéanti par les bombes et les incendies ». Au Lycée de jeunes filles en partie détruit, on compte quatre personnes décédées : la sous- intendante, une maîtresse d’internat, la cuisinière et une de ses aides. Des personnes de passage comptent parmi les victimes comme nous l’apprend le Journal du Commerce : « M. C. Eugène, cultivateur, du hameau d’Orly (Albens), s’était rendu à Cognin. C’est à son retour, accompagné de son fils, en traversant Chambéry qu’il a été atteint par un éclat de bombe. Monsieur C, ancien combattant de la guerre de 1914-18, était très estimé ». Quant au nœud ferroviaire qui était la cible véritable, les dégâts sont importants mais pas à la hauteur de « l’investissement ». On trouve dans un article de « Rail Savoie » les précisions suivantes : « Les installations ainsi que les locomotives présentes sont fortement endommagées, surtout au niveau du dépôt. Sur 54 locomotives présentes, 24 électriques et 15 vapeurs sont détruites ».
« Durant tout le printemps, on dormit mal dans les villes de Savoie » écrit A. Palluel-Guillard dans « La Savoie de la Révolution à nos jours ». Dans la presse, les bonnes attitudes en cas d’alerte sont régulièrement rappelées. « En raison des graves évènements qui se sont produits à Chambéry et en Maurienne » lit-on dans un numéro du « Petit Savoyard » du mois de juin, « la population doit prendre diverses mesures : ouvrir les fenêtres et les portes intérieures des appartements…S’assurer que l’on a préalablement muni ses poches ou son sac à main d’un peu d’argent, de ses cartes d’alimentation et surtout pièces d’identité. Les valises (une par personne) doivent toujours être prêtes, car ce n’est pas au moment de l’alerte qu’il faut songer à les préparer… Tout ce qui précède étant fait, on peut gagner rapidement l’abri ou se disperser dans la campagne, mais en s’éloignant des voies ferrées et des routes nationales ».
Le bombardement de Saint-Michel le dimanche 4 juin, qui fit quatre victimes et 150 maisons détruites, compte parmi les derniers bombardements de la guerre en Savoie. La presse insiste sur le côté « sacrilège » de l’opération « au moment où se célébrait la cérémonie de Première Communion » mais précise que « le nombre des victimes est minime en raison des précautions prises par la population ».
Dans la foulée des débarquements de Normandie puis de Provence, les populations civiles se trouvent prises dans la furie des combats. Massacres perpétrés par l’occupant allemand aux abois, exécutions sommaires et vengeances qu’occasionne la guerre « Franco-française » allongent la liste du martyrologue des Savoyards. « Au total, en Savoie », peut-on lire dans Rail Savoie, « les combats et les bombardements coûtent la vie de 1632 personnes, 4070 personnes sont sinistrées suite aux incendies et 7200 suite aux bombardements des alliés ».
Fin 1945, quand l’heure des comptes démographiques sonne, un constat s’impose : à l’image du pays, la Savoie est certes un champ de ruines (destructions urbaines, communications détruites) mais sa population est entrée dans une phase dynamique qui parviendra à rapidement effacer ses pertes humaines à l’inverse de ce qui s’était passé après la terrible saignée de la Grande Guerre.
Jean-Louis Hebrard
J’étais dans les caves du lycée de Chambéry pendant le bombardement du 26/5/44. Toutes les vitres des soupiraux soufflées. Une bombe sur les Halles à 50 mètres.J’avais 14 ans.On a eu très peur.
Le plus curieux c’est que les sirènes de fin d’alerte n’ont jamais retenti. J’ai retrouvé ma famille dans l’abri de Maché dont personne n’était encore sorti.