Dans les années 50, Bartoli et Louison Bobet sont, plus que les joueurs de football, les héros sportifs des jeunes générations. La télévision n’étant pas encore dans tous les foyers, c’est avec la radio que l’on vibre aux exploits de Koblet le Suisse, du Luxembourgeois Charly Gaul, des Français Darrigade et Bobet et bientôt de Poulidor, vainqueur de l’étape Briançon à Aix-les-Bains en 1962.
Casquettes et visières récoltées au passage de la caravane du Tour de France enchantent les enfants qui revivent à travers le jeu des « petits coureurs » l’excitation qu’a procurée le passage des champions. L’entreprise Picon de Saint-Félix édite à cette époque un jeu de petits cyclistes. Dans une réclame, deux enfants en parlent avec enthousiasme. « Il paraît que c’est comme le Tour de France cycliste » explique l’un d’eux. Sur un protège cahier on peut voir le jeu de la Mère Picon.
Il est conçu selon le même principe que le jeu de l’oie. Les pions sont remplacés par les figurines des coureurs cyclistes. Un texte placé à l’intérieur du protège-cahier invite les futurs joueurs à se placer dans l’ambiance de la Grande boucle. « Oui, c’est un véritable Tour de France cycliste » déclare un garçon qui poursuit : « Il y a des équipes de coureurs de tous les pays, des sprints terribles tu sais, et tu peux diriger une équipe de cinq coureurs ». Et de rajouter : « Oui, tu arranges la course comme tu veux, tu es le directeur sportif de tes coureurs, si tu gagnes une prime, tu peux en faire profiter celui de tes coureurs qui est le plus mal placé. Tu te débrouilles comme tu veux, et si tu es malin, tu peux grouper toute ton équipe pour gagner le Tour ». Une étude très sérieuse publiée en 2020 dans la revue « Sciences sociales et sport, n°16 » sur « Les figurines cyclistes » nous apprend qu’elles deviennent « après 1945 des jouets de sport pour enfants et des objets d’héroïsation… s’en tenant aux codes des champions routiers ». Ces figurines font alors le bonheur des garçons du « baby boom ». Fabriquées principalement par la fonderie Roger à Courtenay dans le Loiret, ces figurines en zamak (alliage de zinc, aluminium, manganèse et cuivre) puis en plastique sont alors produites en grandes quantités (jusqu’à près de 500 000 à l’orée des années 60). Elles présentent les coureurs dans toutes les positions des champions cyclistes, sprinter, coureur sur le plat ou en danseuse pour les ascensions… Petits jouets qui firent la joie des enfants des années 50 comme le rapporte aujourd’hui Martin Péneau sur son site En danseuse : « Toutes les raisons étaient bonnes pour sortir les cyclistes miniatures de leurs boites. Parce que l’on s’ennuyait, parce qu’il pleuvait en plein été, ou au contraire, parce qu’il faisait trop chaud. Jouer avec les petits cyclistes …était une superbe récréation, un moment passionnant, captivant ».
Les petits cyclistes ne circulaient pas uniquement sur une piste façon jeu de l’oie. On jouait aussi en extérieur sur tous les terrains, jardin ou balcon, sur du sable ou en terrain plus boueux. Il fallait tracer au préalable le circuit sur lequel on allait s’affronter. Chaque joueur faisait avancer son coureur à l’aide d’une bille propulsée d’une pichenette. Bien évidemment, rien ne pouvait remplacer les sensations éprouvées lors du passage de Tour et de son impressionnante caravane. En complément des champions, c’est elle qui capte l’attention des jeunes générations pour la variété des véhicules et des objets, cadeaux et autres « réclames » distribués. Avec un peu de débrouillardise et pas mal de chance on peut rapporter des chapeaux en papier, des visières ou encore des autocollants et porte-clés célébrant la chicorée Leroux, la moutarde Amora, les stylos Reynolds et Bic, la lessive Bonus, les grands journaux. Quel plaisir de voir arriver le gros Bibendum de Michelin perché sur son fourgon Renault suivi par le « bi bouteille » Butagaz. Dans le défilé des marques, celles qui concernent les boissons semblent dominer avec en tête les apéritifs Cinzano, St-Raphaël, Berger. La marque Byrrh se remarque avec son énorme tonneau installé sur un Renault de 1400 kg de couleur rouge et blanc. La liqueur apéritive Suze bénéficie du prestige d’Yvette Horner, célèbre vedette de l’accordéon.
Dans la caravane, elle ne passe pas inaperçue, juchée sur le toit d’une Citroën Traction Avant, en robe multicolore et sombrero mexicain. Elle va accompagner à onze reprises la caravane du Tour entre 1952 et 1963 et devenir peu à peu la « reine du musette ». On peut l’entendre plusieurs fois à Aix-les-Bains entre 1954 et 1962 où elle joue à l’arrivée de l’étape ses plus beaux succès comme Domino, Perles de cristal ou Le Dénicheur. Le public se presse pour l’entendre et l’encourage par de sympathiques « Va-y Vevette ». C’est l’époque où les Français, en famille, se passionnent pour tous les spectacles qu’offre la « Grande boucle ». Plusieurs fois, la ville d’Aix-les-Bains est en fête lors de l’arrivée d’une étape du tour de France. Quatre fois, de 1951 à 1960, les coureurs qui se sont lancés au départ de Briançon y achèvent les deux cents kilomètres d’une belle étape de montagne. De prestigieux noms du cyclisme s’y illustrent comme Charly Gaul en 1958. Ce mercredi 16 juillet, le Luxembourgeois a lâché tous ses adversaires et repris plus de douze minutes à Géminiani. Avec quatre cols au programme de la journée dont le Lautaret pour commencer et le col du Granier pour finir, la performance de Charly Gaul est d’autant plus remarquable qu’elle est courue sous une pluie glaciale. Un autre exploit est signé sept ans plus tôt par le Suisse Hugo Koblet lors de l’étape reliant Aix-les-Bains à Genève. Le vendredi 27 juillet, les coureurs s’élancent de la cité thermale pour un contre la montre de 97 kilomètres.
Dans le peloton il y a du beau monde dont Coppi, Bartali, Bobet, Robic. Le départ est donné sur la nouvelle avenue Franklin Roosevelt tracée au milieu des zones maraîchères de la ville. Il est 14h32 lorsque le maillot jaune Koblet s’élance en dernier. Par Albens, Bloye et Rumilly, le parcours est d’abord facile pour ce champion qui excelle aussi bien dans la montagne que sur le plat. Puis à partir d’Hauteville jusqu’à La Roche le profil devient plus sinueux, difficile. Cela n’empêche pas Koblet de maintenir une moyenne supérieure à 36km/h, de reprendre les douze minutes qui le séparent de Géminiani et d’entrer dans le stade de Genève à 17h11, bouclant le parcours en 2h39′.
Dix ans plus tard, en juillet 1962, le public aura l’occasion d’applaudir un nouveau champion, Raymond Poulidor vainqueur de l’étape Briançon/ Aix-les-Bains. Désormais c’est la rivalité Anquetil/Poulidor qui animera nos courses de petits cyclistes en plastique.
Jean-Louis Hebrard