En cette année 1867, les travaux de construction du chemin de communication n°5 battent leur plein à Gruffy. Il s’agit d’un nouveau tracé de la route qui permettra à terme de relier Gruffy à Cusy après avoir jeté un pont au-dessus du Chéran, le futur pont de l’Abîme. Les ouvriers peinent alors à ouvrir une large tranchée de dix mètres à travers un monumental amas de pierres que l’on appelle ici murgier ou murger. Les pelles et les pioches sonnent, tapent, s’activent lorsque les hommes s’arrêtent : diverses antiquités et trois pièces de monnaies gauloises viennent d’apparaître. Gruffy entre sans le savoir dans les annales de l’archéologie savoyarde et le murgier du Mollard (chez Collombat Antoine) avec.
Désormais, au fil des travaux routiers, les découvertes archéologiques se succèdent : 1878 puis 1884 et enfin, plus tardivement, 1926. Lorsqu’en 1878 des fragments de crânes viennent au jour, mêlés aux objets de bronze, les ouvriers créent aussitôt une légende de colporteurs assassinés. Tout ce bruit attire les érudits locaux qui vont sérieusement se pencher sur ces vestiges. Outre M. Rassat (instituteur à Quintal) et le docteur B. Thonion (membre de l’Académie Florimontane, auteur d’un article dans la « Revue Savoisienne » intitulé « Le murger de Gruffy et son tumulus »), c’est le conservateur du musée municipal d’Annecy, Louis Revon, qui contribue à sauver l’essentiel de ces objets. Au milieu des bracelets en bronze, en bois, des fibules (agrafes métalliques) mis à jour, il repère des armes en fer dont une épée courte qui va devenir célèbre sous le nom de « poignard anthropomorphe de Gruffy ». Arrêtons-nous un instant sur cet objet dont on peut voir l’original au musée d’Annecy et une copie dans les vitrines du musée d’Histoire Naturelle de Gruffy.
Les premiers archéologues en donnent la description suivante « épée en fer -avec partie de fourreau- poignée de même métal, figurant le corps humain avec bras et jambes écartés en forme d’X ». Ils datent rapidement cette arme de 34 centimètres de long du premier âge du fer nommé aussi Hallstatt (du nom d’un site archéologique autrichien datant du VIIème siècle avant notre ère). Cette datation a aujourd’hui été revue pour attribuer cette petite épée au second âge du fer (Vème au Ier siècle avant notre ère), âge dit de La Tène d’après le site éponyme des bords du lac de Neuchâtel en Suisse.
Quelle que soit la datation de l’arme, un fait s’impose, nous sommes plongés dans l’âge du fer qui voit arriver ici, en deux temps, les nouvelles populations celtes, chaque vague laissant derrière elle des marqueurs bien caractéristiques.
C’est la pratique funéraire des tumuli (pluriel de tumulus) qui permet d’identifier la première vague du Hallstatt (VIIème-Vème siècle avant notre ère). Ainsi une partie des murgiers de Gruffy pourrait être l’œuvre de ces cavaliers du premier âge du fer. Une partie seulement car, comme l’écrit Alain Melo dans le compte-rendu de son étude menée sur le terrain (publié en 2001 par le Service Régional de l’Archéologie Rhône-Alpes), « il est probable qu’un nombre important de murgers appartienne au travail agricole ». Toutefois, précise-t-il, certains murgers groupés dans le secteur du Mollard « semblent signaler une nécropole implantée à proximité de l’ancien chemin d’Allèves… Le mobilier trouvé dans les tombes situerait l’occupation de cette nécropole entre 550 et 250 av.J-C ».
Quant à la nouvelle vague d’arrivants, celle du second âge du fer (Vème au Ier siècle avant notre ère), nous avons moins de mal à les identifier. En effet, leur expansion les met en contact avec les civilisations méditerranéennes qui connaissent l’écriture et qui vont leur donner les noms que nous employons encore aujourd’hui. Ils sont appelés « Keltoi » par les Grecs, c’est-à-dire les Celtes tandis que les Romains les baptisent « Galli », les Gaulois. Ce sont encore des auteurs grecs comme Polybe qui nous apprennent le nom de ce peuple gaulois installé depuis le IVème siècle avant notre ère entre le Rhône, l’Isère et les Alpes du nord : les Allobroges, « les gens venus d’un autre pays ».
Ces gaulois allobroges échangent avec les grecs de Marseille (Massalia). Ainsi des monnaies grecques ont été découvertes à Albens, à Alby-sur-Chéran (obole de Marseille). Bientôt ils frappent leur propre monnaie. En effet, ces maîtres du feu et de la métallurgie n’ont aucune peine à produire de belles frappes d’argent, souvent très esthétiques (monnaie à l’hippocampe, monnaie au cervidé). Le cheval étant leur grande passion, ils le figurent souvent au revers de leurs pièces (monnaie au cavalier, monnaie au cheval galopant – voir l’ouvrage « Les Allobroges » sous la direction de J-P Jospin, 2002 Infolio éditions). Ces motifs apparaissent en nombre dans le « trésor monétaire » trouvé au XIXème siècle à Alby-sur-Chéran, daté à l’époque du IIème et Ier siècle avant notre ère. Une petite monnaie gauloise de la même période, aujourd’hui disparue, fut aussi trouvée à Albens, probablement vers la Ville.
La Ville, un site archéologique qui a soulevé et soulève encore bien des interrogations. Son emplacement à proximité d’une confluence, celle de la rivière Deysse avec l’Albenche, sa forme ovale allongée et cernée de murs puissants peuvent faire songer à une implantation allobroge. Tel n’était pas le point de vue de l’archéologue Pierre Broise qui écrivait dans les années 1970 « Albens possède une enceinte qui, à notre avis, présente les caractères d’un petit castrum du Bas-Empire, bien que les uns aient voulu y voir un camp romain et d’autres une simple digue contre les eaux ». Mais on ne peut s’empêcher de penser que cette butte fortifiée a pu l’être avant l’arrivée des romains, ces derniers reprenant ensuite les structures mises en place par les allobroges.
Quoi qu’il en soit, la structure de la Ville reste un beau témoin de cette époque de transition qui voit les hommes passer de « l’antichambre de l’Histoire » (la Protohistoire) à l’Histoire. Bientôt sera gravée la belle inscription en l’honneur de Caius Sennius Sabinus, une histoire déjà contée dans un autre article.
Jean-Louis Hébrard