Élever des monuments à la gloire des soldats morts pour la France ne date pas de la Grande Guerre mais c’est avec cette guerre que l’idée d’en ériger dans toutes les communes s’est imposée très rapidement, comme si elle répondait à une sorte de nécessité évidente. La loi du 25 octobre 1919 qui les subventionne, écrit Antoine Prost dans « Les lieux de mémoire », est « antérieure aux élections qui installent la Chambre bleu horizon ». Elle est intitulée « Commémoration et glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre » et prévoit dans son article 5 que « des subventions seront accordées par l’État aux communes, en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront, en vue de glorifier les héros morts pour la patrie ».
Les communes vont se lancer dans une sorte de course contre le temps afin d’ériger le plus tôt possible leur monument. C’est ce qui transparaît dans l’article du Journal du Commerce de septembre 1922 au sujet du monument d’Ansigny : « La petite commune d’Ansigny, si cruellement éprouvée par la guerre n’a pas voulu rester en retard sur les autres communes, elle a fait élever dans son cimetière un beau monument ». Ainsi, avant le milieu des années 20, la plupart des monuments de nos villages vont être édifié.
Mognard inaugure son monument début novembre 1919, suivront tout au long de l’année 1922 les communes de Saint-Félix, La Biolle, Ansigny et pas seulement, Cessens terminant la séquence en juin 1924. Les villes vont édifier un monument plus tardivement, en 1926 pour Annecy et en 1929 pour Rumilly.
Une importante phase de construction qui pose la question du financement. Si l’édification des monuments associe étroitement les citoyens, les municipalités et l’État, on va voir que les communes n’ont pas attendu la loi d’octobre 1919 pour entreprendre leurs premières démarches.
Tel est le cas d’Épersy où, au cours de la séance du conseil municipal, le 6 août 1916, est votée une subvention de 40F pour « parfaire la somme nécessaire à l’érection de ce pieux hommage à nos héros ». La lecture du registre des délibérations révèle aussi la forte implication du conseil d’administration de la fruitière ainsi que celle d’un comité du monument aux morts pour la France qui semble s’être récemment créé. C’est lui qui, sous la houlette de son trésorier, a organisé une souscription dans la commune. Cette approche par les archives locales donne bien à voir le caractère municipal et citoyen de ces premiers financements. La collecte de fonds par souscription ne suffisant pas, c’est la commune qui vote « à l’unanimité des membres présents la somme de quarante francs sur les fonds libres de l’exercice 1916 pour l’érection du glorieux monument projeté ».
Nous retrouvons cette voie de financement dans bien d’autres communes comme à Mognard où l’article du Journal du Commerce rappelle au moment de l’inauguration en 1919 « que le monument fut élevé grâce à une souscription ouverte par le regretté M. Laubé et continuée par de dévoués quêteurs auxquels nous adressons nos remerciements ». Parfois le nom d’une personne est mis en avant. S’agit-il d’un généreux ou généreuse « mécène » ou seulement d’un concepteur ? Comment comprendre les félicitations adressées par la commune de Cessens à « Mme veuve Guicherd, de Rumilly » pour avoir conçu et exécuté le monument.
Il ne faudrait pas croire que les initiatives citoyennes ont été à elles seules capables de résoudre la question financière. Dès 1920, ce sont des commissions spéciales qui se mettent en place pour monter des financements complexes surtout quand le projet est assez monumental.
Les archives départementales de la Savoie se révèlent être d’une importance capitale pour suivre les différentes étapes de ces financements. « La commission spéciale qui sera chargée sous la présidence de M. le maire d’élever le monument » est mise en place pour Albens lors du conseil municipal de janvier 1920. Dans la même délibération on apprend qu’une souscription est immédiatement ouverte dont devront se charger « chaque conseiller municipal dans son hameau respectif ». Les séances suivantes nous font connaître le prix du monument. Le devis estimatif d’un montant de 15 000F est retenu lors de la délibération du mois de mai avant approbation définitive le 12 juin 1921. C’est l’offre de M. Cochet fils, sculpteur en Isère qui sera retenu pour le beau projet ainsi décrit : « Monument commémoratif aux morts de la grande guerre, en pierre de Porcieu Amblagnieu, parements passés à la fine boucharde, arêtes ciselées et polies, poilu de la même pierre, inscription de face en saillie, inscriptions des morts sur plaques polies, conforme au plan annexé… ».
Pour réunir cette importante somme on va avoir recours à un crédit, à une souscription et enfin à la subvention de l’État.
Le vote d’un crédit de 8000F est acquis dès janvier 1920, « inscrit au prochain budget et réalisé au moyen d’un emprunt ».
C’est ce montant de crédit qui va permettre à la commune de calculer le montant de la subvention qu’elle est en droit de demander à l’État. Prenant en compte les barèmes fixés par la loi de finances de juillet 1920 (nombre de tués de la commune, crédit de 8000F…) la commune d’Albens obtiendra la somme dérisoire de 1360F couvrant 9% de la dépense totale.
Aussi, comme pour la plupart des communes de France, c’est l’appel à souscription qui fournira l’essentiel du reste de la somme. Cet effort est salué dans la presse qui publie en juin 1920 les noms des trois cent dix premiers souscripteurs d’Albens (liste dans quatre numéros du Journal du Commerce de Rumilly). On y retrouve toutes les professions, toutes les situations familiales (chefs de famille, célibataires, veuves et veufs de guerre) qui donnent selon leurs moyens 2F pour les plus modestes et jusqu’à 250 et même 500F pour les plus fortunés. En l’espace d’un an, cet élan unanime permet de rassembler 6261F soit 42% du prix du monument.
Ainsi, par le recours au crédit, par l’effort citoyen de la souscription et par l’aide mesurée de l’Éat, les 15 000F parviennent à être rassemblés à l’été 1921. Rien ne freine désormais la construction du monument qui est inauguré dans le nouveau cimetière à la Toussaint 1921.
Aujourd’hui, ces monuments sont en passe d’être des « centenaires ». Les deuils qu’ils matérialisaient se sont éloignés. Il reste la fonction mémorielle. Souhaitons qu’elle ne s’affaiblisse pas en souvenir de tous ces efforts consentis par les femmes et les hommes qui nous ont précédés.
Jean-Louis Hébrard